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Structuralisme et engagement

Ce que nous en dit la correspondance Roman Jakobson - Claude Lévi-Strauss

Alexandru Matei

pp. 13

Publication details

Review of: Jakobson Roman; Lévi-Strauss Claude, Correspondance, 1942-1982, Seuil, Paris, 2018.

Full citation:

Matei, (2021). Review of Correspondance, 1942-1982 by Roman Jakobson, Claude Lévi-Strauss. Acta Structuralica 3, pp. 13.

Structuralisme et engagement Matei Alexandru; Archiving of XML in sdvig press database Open Commons December 17, 2019, 6:25 pm ( )

1Si le récent ouvrage d’Adriana Stan sur l’histoire du structuralisme « littéraire » en Roumanie (Stan 2017) reproche en quelque sorte à la pratique structuraliste en Roumanie, dans les années 1960-1980, d’avoir fait une sécession entre la « méthode » et la « vision » dans laquelle cette méthode s’inscrit (Stan 2017: 123), il semble que la récente correspondance traduite en français par les soins d'Emmanuelle Loyer et de Patrice Maniglier et parue aux éditions du Seuil, en mai 2018, vient nuancer le contexte d’une telle interprétation. Ce grief visant l’enfermement de la recherche en sciences humaines dans un « bastion » est conforme surtout à une lecture comparée de la pratique linguistique, anthropologique et littéraire du structuralisme dans les pays de l’Est par rapport à la France, mais aussi au sein des différents pays de l’Est. Le projet de « socialisation » de la linguistique, de Iouri Lotman, n’a pas d’équivalent en Roumanie, mais il est toutefois vrai que, somme toute, par rapport à la France, les tentatives de transformer l’analyse structurale dans un outil d’enquête politique et idéologique ne pouvaient pas avoir de suite à l’Est. De son côté, Frédérique Matonti insiste pour démontrer ce qu’il appelle « la politisation du structuralisme », ce qui veut dire que son existence est antérieure à sa politisation. Il s’agit d’un « double contexte politique : la longue série des ‘sales guerres’ contre les mouvements d’indépendance et la série débutée en 1956, avec le rapport Khrouchtchev et la répression de la révolution hongroise, des révoltes à l’Est. » (Matonti 2015: 50) En plus du contexte politique, Matonti remarque la dette de la pratique structurale envers la pratique surréaliste – au demeurant, l’une et l’autre tout aussi antipositiviste - en recourant à l’exemple notamment de Claude Lévi-Strauss : « Ces proximités constituent la première prise pour la politisation tant il est d’usage en France de poser une équivalence entre avant-gardes esthétiques et avant-gardes politiques. » (Matonti 2015: 62), pour remarquer enfin que les « structuralisme » arrive à rentrer à l’Université par la porte arrière des « disciplines nouvelles ».

2Selon cette lecture de l’histoire du structuralisme, le cas français serait exceptionnel par rapport aux autres cultures (nationales) où une mode structuraliste s’installe. La correspondance que publient les éditions du Seuil, entre ceux qui furent amis pendant quarante ans, Claude Lévi-Strauss et Roman Jakobson, vient jeter de la lumière notamment sur la manière dont le savoir en sciences humaines se lie au politique et, en aval, à tout ce qu’on peut considérer structure de recherche (institutions, réseaux, financement, etc.): du côté des Etats-Unis d’une part, et de la France de l’autre.

3Les deux grands intellectuels sont à New York en 1941, alors que le Français, 34 ans, avait fui le régime de Vichy, et le Russe, 46 ans, était passé par Prague, en venant de Moscou (1920), qu’il avait quitté en 1939. Les deux enseignent, pendant la guerre, à New York, à l’Ecole libre des hautes études. Dès 1947, ils se séparent et poursuivent leurs carrières, prodigieuses dans les deux cas, séparément : le premier à Paris, le second à Cambridge Massachusetts. Leurs chemins professionnels se croisent souvent, car chacun d’eux est amené à participer à des événements scientifiques et éditoriaux dans le territoire de l’autre, mais leurs carrières seront distinctes : française et américaine. Après la guerre, Lévi-Strauss enseigne à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes, Ve section, à partir de 1951, alors que Jakobson est recruté par l’Université de Harvard et enseigne comme professeur associé au MIT à partir de 1957 (Maniglier 2018: 14-18).

4Dans son étude introductive, Patrice Maniglier résume les points de méthode qui ont persuadé Lévi-Strauss de rejoindre la démarche de son ami : « le caractère binaire des traits distinctifs » dans la phonologie de Jakobson, le « triangle vocalique-consonantique de Jakobson » dont toutes les langues seraient des spécifications ; et enfin, ce qui est universalisable dans ce schéma, c’est précisément « la plasticité » de la structure (Maniglier 2018: 29-31). Il en résulte une sorte de catéchisme structuraliste en cinq points : la systématicité des phénomènes culturels (le terme de « culture » doit être pris dans son sens anthropologique) ; ce système n’est pas organiciste, mais on lui assigne la mission de faire sens ; ce système ne reprend pas la tradition herméneutique subjectiviste, se démarquant ainsi de l’existentialisme (en France) et évoluant vers un langage formalisable ; le but de cette pratique est celle de « donner du sens à la vie » ; en cinquième et dernier lieu, la traduction des phénomènes culturels en tant que signes en fait une sorte d’ontologie binaire, au sens de différentielle, libérée de l’emprise de la dialectique historique d’origine hégélienne (Maniglier 2018: 31-34).

5Un dernier point de méthode et de perspective de ce qu’est le structuralisme saussurien est inconnu dans les pays de l’Est pendant la vogue structuraliste, car il s’agit d’une découverte ultérieure. Après les fouilles dans les archives et la parution en 1957 des Sources manuscrites du « Cours de linguistique générale » de F. de Saussure par Robert Godel (Godel 1957) et, après le dépôt des manuscrits du maître de 1960, un Saussure plus complexe voit le jour. Selon ce Saussure qu’on est en train de redécouvrir par l’accès à ces documents, c’est une ontologie du signe qui se précise mieux : car, si cette ontologie résulte d’une association d’éléments dont certains sont soumis au changement, son identité devra être définie non comme quelque chose de figé que le temps altère, mais comme un événement qui s’existe qu’en ayant lieu, et se réitérant à chaque fois (l’allusion au « j’existe » de Descartes est évidente là, car la certitude cartésienne dépend d’un verbe « être » performatif). Ce « différentialisme » serait « déposé d’avance dans la constitution même de l’être que l’on choie et observe comme un organisme alors qu’il n’est que le fantôme obtenu par la combinaison fuyante de deux ou trois idées. » (Saussure, Ms fr. 3958, in Maniglier 2018: 37-38).

6Comment ce volume de correspondance et cette préface changent-elle la donne en ce qui concerne la réception du structuralisme en Roumanie, aujourd’hui ? Notre proposition de réponse aura deux volets. Le premier et plus détaillé est celui biographique et il dévoile que, chez Jakobson plus que chez son ami Lévi-Strauss, la recherche structurale est apolitique. Jakobson est « un homme de l’Est » qui regarde les Etats-Unis comme « terre promise », alors que Lévi-Strauss, quoiqu’il reste très discret du point de vue d’un engagement politique ou idéologique à la mode en France, n’en fait pas moins des commentaires, épars il est vrai, sur les évolutions politiques en France. Le second volet, à peine suggéré, vise l’impact du second Saussure sur la recherche structurale dans son rapport avec l’histoire et avec la philosophie continentale qui en est imbue.

7D’abord, il s’agit du parcours de cette correspondance qui montre bien comment, après la guerre, ce qui intéresse Lévi-Strauss c’est davantage un milieu idéologique et culturel familier, alors que pour Jakobson ce qui compte avant tout ce sont les conditions matérielles et institutionnelles de son travail. Nous croyons voir là une césure qui pourrait, peut-être, définir deux manières de travailler intellectuellement et dont la différence n’a pas pour seul agent la censure des régimes communistes. Dans le cas de Lévi-Strauss, les lendemains qui chantent comptent plus que le confort matériel :

J’ai retrouvé en France le climat parfait (moralement s’entend) auquel j’aspirais – et tout : nourriture, vêtement, etc., est aussi abondant et plus séduisant à égalité de prix qu’en Amérique. Le seul malheur est qu’on gagne exactement trois fois moins. (…) Nous courons à un gouvernement de Gaulle, grâce, d’ailleurs, aux communistes, qui font tout pour rejeter la classe moyenne, et même une partie de la classe ouvrière, dans les bras des néo-bonapartistes. [13 novembre 1947] (Jakobson & Lévi-Strauss 2018: 71)

8Jamais de tels propos ne viennent de la part de Jakobson qui, de son côté, est celui qui tient Lévi-Strauss au courant des nouveautés en sciences humaines, dont les Etats-Unis deviennent le lieu de production. Ainsi, si celui-ci lui envoie un livre sur Rimbaud, Jakobson répond ainsi : « Merci pour le livre très stimulant sur Rimbaud. Dans quelques jours, je vous enverrai Cybernetics, le nouveau livre d’un admirable mathématicien et savant de Boston, Wiener, que je vous assure que vous allez appréciez. » [26 janvier 1949] (Jakobson & Lévi-Strauss 2018: 102). Heureusement, Lévi-Strauss l’aura lu, car il avait été imprimé en France, mais en anglais. Mais il y aura d’autres ouvrages en anglais que Jakobson envoie à Lévi-Strauss, par exemple Claude Shannon, Warren Weaver, The Mathematical Theory of Communication, 1949, que celui-ci dit avoir « dévoré » [27 mars 1950] (Jakobson & Lévi-Strauss 2018: 129)

9Quand un milieu politique hostile l’affecte directement, Roman Jakobson n’en fait pas état à la manière de Lévi-Strauss. En 1949, en pleine guerre froide et en ambiance maccartyste, Jakobson aurait été obligé de démissionner de Columbia pour aller à Harvard. Il en écrit à Lévi-Strauss ceci : « (…) vous savez sans doute que nous allons déménager à Harvard, où j’occuperai la chaire de langues et littératures slaves. L’avenir nous dira si c’était sage de ma part d’accepter cette proposition. En tout cas, elle ouvre des perspectives intéressantes. Il y a là-bas des représentants exceptionnels des divers courants de la sémantique tant dans les départements de philosophie et de psychologie. Mon projet est de brandir le sens comme le problème central et brûlant de la science du langage. » [18 avril 1949] (Jakobson & Lévi-Strauss 2018: 109) Plus tard, il s’en félicite [20 janvier 1950] (Jakobson & Lévi-Strauss 2018: 118).

10Tout le long des décennies de leur correspondance, il y a des moments où l’un a l’intention d’attirer l’autre dans son territoire, via un engagement institutionnel. Tout comme Henri Seyrig et Emile Benveniste qui refusent l’Université de Chicago en 1949 (Jakobson & Lévi-Strauss 2018: 114), Lévi-Strauss déclinera les offres faites par les universités états-uniennes. En 1950, Jakobson s’emploie à convaincre son ami de quitter la France, surtout après avoir appris les difficultés institutionnelles rencontrées par Lévi-Strauss en France, dans ses tentatives d’occuper une chaire au Collège de France : « je continue de penser que le meilleur endroit, le plus productif pour vos activités de recherche si créatrices (et ce sont elles qui me décident à vous donner ce conseil) serait d’accepter l’appel de ce pays. La vie scientifique ici devient encore plus intense et plus dynamique. » [14 février 1950] (Jakobson & Lévi-Strauss 2018: 126) La réponse de Lévi-Strauss est d’abord suspensive : « J’ai été très touché par tout ce que vous me dites dans votre lettre, de vos conseils et de vos offres. Mais ce n’est pas encore pour tout de suite. Tout n’est pas joué ainsi, ni du point de vue personnel, ni de celui de la science, et il y a encore certaines choses que je veux voir venir. » [27 mars 1950] (Jakobson & Lévi-Strauss 2018: 129).

11Par ailleurs, Jakobson subit encore les effets de son activité continentale dans l’entre-deux-guerres : on lui interdit un voyage en France, en 1951, pour voir écrit un ouvrage pro-Tchèque en 1943, orienté à l’époque contre les revendications nazies mais qui, au début des années 1950, ont pu être accusé de slavophilie. Au lieu de s’en scandaliser, Jakobson reprend son argument : « En dépit de tout cela, je continue à penser qu’il n’y a qu’ici que vous pourriez trouver un champ libre assez vaste pour vos activités de recherche. » [26 mai 1951] (Jakobson & Lévi-Strauss 2018: 140) Mais Lévi-Strauss semble de plus en plus attaché à la France, et à l’orientation idéologique du structuralisme ici :

mon mobile principal en venant en Amérique serait d’avoir le temps de travailler. (…) Mon rêve a précisément été, au cours de ces deux dernières années, de pouvoir créer en France un laboratoire de recherches structurales où l’on appliquerait une méthode de base à tous les domaines des sciences de l’homme. (…) J’ai des projets très précis pour la stylistique (dans les arts plastiques et dans la musique) et pour la mythologie comparée. Et j’ai aussi trois ou quatre jeunes bien orientés et prêts à travailler avec moi. Le malheur est qu’ils n’auraient pas leur visa pour m’accompagner, le structuralisme français (dans la mesure où il existe) ayant tendance à se cristalliser à gauche. » [11 juin 1951] (Jakobson & Lévi-Strauss 2018: 142)

12Jakobson ne tarit pas sa captatio en vue de faire venir Lévi-Strauss aux Etats-Unis, en 1953, mais celui-ci continue à décliner ses offres : « l’évolution de la situation mondiale et ses incidences psychologiques et morales continuent d’exclure pour moi l’idée d’une transplantation ». [10 mai 1953] (Jakobson & Lévi-Strauss 2018: 179). Harvard ira jusqu’à une offre ferme pour Lévi-Strauss, full professorship with tenure et un salaire de 12.000 dollars par an, très avantageuse en dépit « de puissantes forces dans la vie politique américaine d’aujourd’hui que je suis sûr vous trouvez déplaisantes » [lettre de Clyde Kluckhohn à Lévi-Strauss, 24 novembre 1953] (Jakobson & Lévi-Strauss 2018: 183).

13Le seul moment intéressant du point de vue du rapport entre avantages matériels versus milieu politique, dans la suite de cette correspondance, sera le début des années 1960, alors que le structuralisme était arrivé, en France, au degré de notoriété que tout le monde lui connaît aujourd’hui. Il s’agit de la dispute entre Lévi-Strauss et Sartre à propos de la place de l’histoire dans la conception structurale du monde. Jakobson se montre plutôt réticent par rapport au tour que Lévi-Strauss en donne [27 juin 1962] (Jakobson & Lévi-Strauss 2018: 257), mais celui-ci ne fait que répondre à Sartre depuis des positions qui appartiennent à une vision du monde en train de « décentralisation » occidentale : le chapitre qui est consacré à cette dispute dans La Pensée sauvage a pour objet de « montrer que la connaissance historique n’est pas au-dessus, et en dehors, de la pensée sauvage : une sorte de privilège de l’homme blanc et civilisé ; mais qu’elle en fait, bien au contraire, partie. » [5 juillet 1962] (Jakobson & Lévi-Strauss 2018: 259).

14Le contexte aussi avait changé : l’on était à l’époque de la décolonisation triomphante, et les enjeux théoriques de l’existentialisme manquaient à rendre compte d’une nouvelle donne historique.

15A y regarder de plus près, cette donne était déjà en place dès le début de la guerre froide que le structuralisme, tel que son discours se laisse entendre tout au long de cette correspondance, semble négliger. L’engagement de Lévi-Strauss à gauche reste mitigé, puisque la manière dont il s’approprie l’objectif essentiel du structuralisme, celui de faire sens, vise le désenclavement du monde « non civilisé » plus que de prendre parti pour l’une des deux grandes directions historiques, capitaliste et communiste, réduites à s’en tenir aux présupposés d’une Histoire produite et universalisable en Occident.

16De son côté, Roman Jakobson, ayant déjà subi plusieurs dépaysements, retrouve aux Etats-Unis un monde universitaire peu touché par les aléas politiques qu’il doit comparer au sort qui lui avaient réservé les pays européens où il avait commencé sa carrière. Un champ de recherche bien financé, quoique sans impact social, politique ou culturel dans son pays d’adoption (Jakobson n’écrit jamais sur la politique américaine dans ses lettres, et il est d’ailleurs invité, après qu’on lui octroie la citoyenneté américaine, dans de nombreux pays de l’Europe de l’Est, dont la Roumanie) l’encourage à travailler depuis les positions du scientifique sans ambitions « intellectuelles » aucunes.

17On ne peut qu’en tirer cette conclusion – provisoire : Jakobson se dévoile, dans ses lettres envoyées à son ami français, un « intellectuel de l’Est », pour qui le pacte avec le Pouvoir politique en place n’est jamais une compromission, tant que ce dernier lui assure des conditions d’épanouissement professionnel tout en lui interdisant l’accès à ses décisions. C’est sur la « moralité » des choix de chacun que devra penser le lecteur roumain d’aujourd’hui, un lecteur qui vit dans un monde « démocratique » d’une part, et qui, d’autre part, sait qu’un autre grand linguiste américain, Noam Chomsky, collègue de Jakobson à Harvard à partir de 1955, allait choisir une voie différente.

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