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Introduction à la pensée lippsienne

Pour une réappréciation de la place de Theodor Lipps dans l'histoire de la connaissance

David Romand

Publication details


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Full citation:

Romand, D. (2021)., Introduction à la pensée lippsienne: Pour une réappréciation de la place de Theodor Lipps dans l'histoire de la connaissance, in , .

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1 | Réhabiliter Lipps et la pensée lippsienne

Une figure majeure mais relativement oubliée de la pensée allemande de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle

1L'oubli relatif et la méconnaissance dont Theodor Lipps, en tant qu'esthéticien, psychologue, philosophe et théoricien du langage, est aujourd'hui l'objet contrastent singulièrement, non seulement avec l'importance de sa contribution théorique dans les domaines correspondants, mais aussi avec la célébrité dont il a pu jouir en son temps, tant au sein du monde académique allemand qu'à l'étranger. La fortune critique qui a été la sienne au cours du XXe siècle fait qu'aujourd'hui on ne soupçonne guère la réputation dont il a pu jouir de son vivant, notamment dans la dernière partie de sa carrière.

2Parvenu à une certaine notoriété dès 1883 avec la publication de son traité de psychologie, Grundtatsachen des Seelenlebens (1883)1, Lipps s'est peu à peu imposé, jusqu'à sa mort, survenue en 1914, comme l'une des figures incontournables du paysage intellectuel allemand. A cet égard, il suffit de se référer à la notice que Rudolf Eisler lui consacre, en 1912, dans son Philosophen-Lexikon (1912a, 412-417) – lequel passait alors pour un ouvrage lexicographique de référence – pour se faire une idée de ce que pouvait être la réception des idées de Lipps au début du XXe siècle dans le monde germanophone. La notice en question ne comprend pas moins de cinq pages et demi, ce qui fait de Lipps l'auteur contemporain le plus longuement commenté de tout le Lexikon après Wundt (dix-sept pages) et Nietzsche (huit pages).

3Il suffit également de jeter œil à la littérature philosophique, plus encore psychologique et esthétique, mais aussi linguistique, produite entre la fin du XIXe et du début du XXe siècle tant en Allemagne qu'à l'étranger, pour se convaincre de la place et de l'importance de la pensée lippsienne dans le contexte de l'époque. La réception de cette dernière devait atteindre son apogée au cours de la période qui va du tournant du XXe siècle au déclenchement de la Première Guerre mondiale : dans le monde germanique, Lipps apparaît alors comme l'un des auteurs les plus fréquemment cités dans les traités et les manuels de psychologie, et il s'agit probablement de celui qui est le plus abondamment commenté dans les ouvrages d'esthétique. Sa réputation dépasse alors largement les limites de l'aire germanique.

4C'est avant tout comme esthéticien, plus particulièrement comme théoricien de l'empathie2, et comme psychologue, plus particulièrement comme théoricien des sentiments3, que Lipps s'est fait connaître dans les mondes anglophone et francophone. Dès les années 1890, ses œuvres sont régulièrement passées en revue dans les périodiques psychologiques et philosophiques britanniques, américains et français.4 Mais, en dehors de l'aire germanophone, c'est en Russie que l'œuvre de Lipps a été la plus lue et qu'elle a exercé le plus d'influence. Précocément et largement diffusées, ses idées semblent avoir joué un rôle important dans l'évolution de divers champs de la pensée russe au début du XXe siècle. A cet égard, il est tout à fait significatif de constater que le russe est la seule langue dans laquelle plusieurs des ouvrages de ouvrages ont été traduits de son vivant même. Lipps apparaît comme un interlocuteur privilégié de plusieurs figures importantes de la philosophie et de la psychologie russes de cette époque comme Nikolaj Losskij (d'ailleurs traducteur de deux ouvrages de Lipps5) ou Nikolaj Lange, et son prestige est encore palpable dans le contexte post-révolutionnaire, puisqu'il est encore commenté par des auteurs tels que Lev Vygotski (Zenkovsky 1992).6

5Au-delà de la question de réception de son œuvre, il convient, pour bien mesurer l'importance historique du personnage, d'apporter quelques précisions sur la place institutionnelle de Lipps dans le paysage académique allemand de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle. Après avoir été successivement Privatdozent et professeur associé (1884-1890) à Bonn, puis professeur à Breslau (1890-1894), Lipps devient, en 1894, suite au départ de Carl Stumpf pour Berlin, professeur ordinaire (Ordinarius) de philosophie à Munich (Anschütz 1915, 1 ; Külpe 1915, 69 ; Kesselring 1962, 76 ; Henckmann 1985, 670). C'est ainsi qu'il se retrouve, à l'âge de 43 ans, titulaire d'une chaire dans l'une des plus importantes et des plus prestigieuses universités d'Allemagne (Seitschek 2010). C'est là qu'il devait accomplir le reste de sa carrière.

6Comme le rappelle Aloys Fischer (Kreitmair 79), on doit à Lipps d'avoir fondé le département de psychologie (« das Psychologische Seminar »), d'avoir constitué « une riche bibliothèque spécialisée de psychologie et de philosophie » et de s'être attelé à la création d'un Institut de psychologie7, un projet qu'il ne devait toutefois pas réussir à mener à bien. Par ailleurs, dès 1895, Lipps met en place « l'Association Universitaire de Psychologie» » (der Akademische Verein für Psychologie), un cercle de discussion à destination de ses étudiants, lequel devait jouer un grand rôle dans la constitution de ce que l'on a coutume d'appeler « l'école phénoménologique de Munich » (Moran & Parker 2015, 15). Signe tangible de son implantation sur la scène académique bavaroise, Lipps est élu, en 1896, membre associé, puis, en 1899, membre titulaire de l'Académie royale des sciences de Bavière (Külpe 1915, 70). Sa rapide intégration au monde académique germanophone est quant à elle bien illustrée par le fait qu'il devient membre, dès leur création en 1890 et en 1903 respectivement, des comités éditoriaux des deux plus importantes revues psychologiques de langue allemande de l'époque, le Zeitschrift für Psychologie und Physiologie des Sinnesorgane – appelé simplement, à partir de 1906 : Zeitschrift für Psychologie – et l'Archiv für die gesamte Psychologie, laquelle prend la suite des Psychologische Studien de Wundt.

La fortune critique de Lipps : de l'oubli relatif au timide développement des études lippsiennes

7En dépit de l'intérêt croissant que son œuvre suscite, depuis une trentaine d'années, chez les historiens de la connaissance8, les philosophes de l'esprit, les psychologues, les neuroscientifiques et les esthéticiens conscients de sa valeur pour la réflexion scientifique actuelle9, Lipps est loin d'être sorti du purgatoire historiographique dans lequel il semble avoir été peu à peu relégué après sa mort. C'est ainsi qu'il reste, à ce jour, un auteur considérablement moins étudié que bon nombre de philosophes, psychologues ou esthéticiens contemporains pourtant bien moins célèbres que lui de son vivant et qui ne peuvent se prévaloir d'une contribution aussi importante et diversifiée à l'histoire de la pensée.

8En particulier, on ne peut qu'être frappé par le peu de considération dont les travaux de Lipps, tout spécialement ses apports à la philosophie et à la psychologie, sont l'objet dans le monde académique germanique actuel. Force est ainsi de constater que, si l'on excepte ces deux figures importantes que sont, en l'espèce, Wolfhart Henckmann (1985, 2002) et Christian Allesch (2002, 2107), auxquelles il convient d'ajouter Karl Schuhmann, co-auteur, en 1991, de la bibliographie des écrits de Lipps (Bokhove & Schuhmann 1991), les universitaires de langue allemande n'ont, jusqu'ici, que secondairement contribué au renouveau de l'historiographie lippsienne. De fait, Lipps apparaît aujourd'hui comme un personnage tout à fait marginal de l'histoire de la philosophie telle qu'elle peut prévaloir aujourd'hui en Allemagne.

9La place dévolue à Lipps dans le manuel classique de Holzhey et Röd Geschichte der Philosophie (2004) est, à cet égard, tout à fait significative. Dans la seconde partie du volume 12, Die Philosophie des ausgehenden 19. und des 20. Jahrhunderts, Holzhey et Röd consacrent à Lipps, en tout et pour tout, à peine plus d'une page (Holzhey et Röd 2004, 259). A titre de comparaison, Alexander Pfänder – un élève de Lipps qui n'a certes pas la surface intellectuelle de ce dernier mais qui, aux yeux de l'historiographie actuelle, a le mérite d'avoir été directement lié au mouvement phénoménologique – a pour sa part droit à deux pages et demi (Holzhey & Röd 2004, 183-184). Cet exemple est parfaitement symptomatique de la façon qu'ont les historiens de la philosophie, et pas seulement en Allemagne, d'envisager la figure de Lipps : de manière plus ou moins explicite, ce dernier est encore trop souvent vu comme un penseur, sinon de seconde zone, en tout cas de moindre importance, dont les idées méritent avant tout d'être étudiées, non pas tant pour elles-mêmes qu'à la lumière de divers courants de pensée ou de divers auteurs consacrés par la tradition (au premier rang desquels Husserl et la phénoménologie).

10On l'a dit plus haut, l'étoile de Lipps devait progressivement pâlir après sa mort, son œuvre suscitant un désintérêt de plus en plus marqué durant l'entre-deux guerres. Si les raisons de ce désintérêt – dont les contours précis mériteraient d'être étudiés en détail – sont, on l'imagine, complexes, il ne fait pas de doute qu'elles doivent être en grande partie recherchées dans la profonde reconfiguration que connaît alors le paysage intellectuel germanophone, tout particulièrement l'esthétique, la psychologie et la philosophie.

11En ce qui concerne l'esthétique, la rapide désaffection dont la notion d'empathie et, partant, Lipps, ont été l'objet dans l'esthétique allemande de l'après-guerre a été bien mise en évidence par Christian Allesch (2017, 235-237 ; voir aussi : Allesch 1987). Comme le rappelle Allesch, dès le début des années 1910, la position de l'esthétique psychologique, alors hégémonique dans les pays germanophones, se retrouve remise en cause, affectant par là même le statut de l'esthétique de l'empathie qui en était la principale manifestation. Sur la défensive dès le tournant des 1920, cette dernière cesse, à partir du début des années 1930, d'être un véritable champ de recherche aux yeux des esthéticiens de langue allemande.

12Si aucune étude précise n'a encore été menée sur la fortune critique de Lipps dans le contexte de la psychologie et de la philosophie allemandes de l'entre-deux guerres, on peut à bon droit affirmer que ses idées pouvaient alors être considérées comme manquant singulièrement de pertinence au regard des nouvelles écoles de pensée, voire se retrouver en porte-à-faux avec elles, quand bien même peuvent-elles présenter, on le sait, un lien généalogique et des affinités plus ou moins marquées avec ces courants alors en vogue que sont la phénoménologie (Raspa 2002 ; Fidalgo 2011 [1991] ; Fabbianelli 2013b ; Depraz, 2017 ; Lavigne 2018), la psychanalyse (Kanzer 1981 ; Weissberg 2009 ; Gyemant 2018a ; Rotella 2017/2018) ou encore la Gestalt (Martinelli 2000 ; Fidalgo 2011 [1991] ; Fabbianelli 2013b ; Romand 2019b).

13En ce qui concerne le destin de la pensée lippsienne à Munich même, il est à cet égard tout à fait significatif que l'historiogaphie rattache spontanément bon nombre d'élèves ou anciens disciples de Lipps au courant phénoménologique et à la figure de Husserl (Besoli & Giudetti 2000 ; Fidalgo 2011 [1991] ; Salice 2020).

14Au-delà de ces raisons contextuelles, c'est peut être aussi, indépendamment des idées qui y sont exposées, la nature même de ses écrits qui explique pour partie la désaffection dont sa pensée a été l'objet après sa mort. Lipps, nous aurons l'occasion d'y revenir en détail, est l'auteur d'une œuvre particulièrement abondante, ses publications, souvent très volumineuses, touchant à une grande variété de sujets en apparence très différents et reflétant en outre la constante évolution de ses positions. Il a ainsi pu laisser à la postérité la fâcheuse impression – au reste largement infondée – d'être un auteur éclectique et versatile, affligé, qui plus est, d'une certaine propension à la graphomanie. Par ailleurs, de manière tout à fait caractéristique, ses textes sont rédigées en style que l'on peut à bon droit qualifier de filandreux – Lipps prenant souvent un soin extrême à exposer les contours de sa pensée et à entrer dans le détail de l'analyse des faits de conscience –, l'impression de verbosité étant en ce cas renforcée par une absence presque totale de références. Assurément rebutants pour bon nombre de lecteurs, ces traits stylistiques n'ont sans doute pas manqué de faire passer Lipps pour un auteur passablement hermétique aux yeux des générations suivantes.

15Enfin, il convient ici de rappeler que, à partir de 1908, Lipps commence d'être gravement atteint par la maladie dégénérative qui devait l'emporter prématurément, ce qui, en plus de le contraindre à restreindre fortement son rythme de publications et à ajourner un certain nombre de projets de recherche, devait progressivement le conduire à renoncer à ses obligations professionnelles et à se désengager de la vie institutionnelle (Anschütz 1915, 1-2 ; Külpe 1915, 78 ; Kesselring 1962, 77). Nul doute que cette situation ait contribué à accélérer son éclipse de la scène intellectuelle allemande, au moment même où ses idées auraient demandé à être défendues avec une vigueur redoublée.

16Il ne faudrait toutefois par croire, à la lecture du paragraphe précédent, que l'œuvre et la pensée lippsiennes ont été totalement marginalisées durant l'entre-deux guerres. Une preuve tangible de la réputation dont jouissait encore Lipps au cours de cette période est à rechercher du côté de la publication posthume de ses travaux. C'est ainsi que, entre 1914, année de sa mort, et 1929, on ne compte pas moins de treize rééditions d'un nombre conséquent de ses œuvres (Bokhove & Schuhmann 1991, 129-130), principalement de ses écrits esthétiques, mais aussi de certaines de ses contributions à la psychologie et à l'éthique. Néanmoins, force est de constater que, après cette date, il faut attendre 1966 pour qu'un de ses écrits soit de nouveau publié – en l'espèce la Raumästhetik, ouvrage publié pour la première fois en 1897 (Bokhove & Schuhmann 1991, 130). Par ailleurs, on peut montrer que les idées de Lipps étaient fortement implantées aux Etats-Unis pendant tout l'entre-deux guerres. Ainsi, comme l'a bien montré Susan Lanzoni dans son ouvrage Empathy. A History (2018, 68-97, 133-143, 216-231), Lipps, en tant que théoricien de l'empathie, reste une figure, non seulement reconnue, mais commentée, jusqu'à la Seconde Guerre mondiale et même au-delà, dans le champ de l'esthétique, de la psychothérapie ou encore de la psychologie sociale américaines, des personnalités comme Herbert Langfeld, Gordon Allport ou Otto Rank apparaissant alors comme autant de passeurs de la pensée lippsienne aux Etats-Unis, Un autre exemple illustrant la faveur dont les idées lippsiennes jouissaient encore dans le contexte américain de l'entre-deux guerre est l'ouvrage posthume d'Edward Bradford Titchener Systematic Psychology: Prolegomena (1929, 206-212). Dans cet ouvrage, Titchener ne consacre pas moins de sept pages à la psychologie lippsienne, s'appuyant principalement sur un commentaire de la troisième édition du Leitdafen der Psychologie (1909a). Enfin, c'est aussi comme théoricien du sentiment que Lipps reste connu des psychologues américains de cette époque, comme le prouve les quelques commentaires que Christian A. Ruckmick lui consacre dans son essai The Psychology of Feeling and Emotion (1936), un texte qui fait la part belle aux psychologues allemands de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle. Toujours est-il que le souvenir de Lipps ne s'était pas effacé dans le monde académique germanique de l'après-guerre. Ainsi par exemple, Friedrich Kainz, dans la partie du quatrième volume de sa Psychologie der Sprache consacré à la question du sentiment linguistique (Srachgefühl) (Kainz 1956, 319-320), discute les développements de Lipps sur le « sentiment mécanique » (mechanisches Gefühl) .10 Mais c'est dans le champ de l'esthétique que Lipps reste alors véritablement étudié dans le champ germanophone. C'est ainsi que l'esthétique lippsienne a été, en Allemagne, l'objet d'au moins deux thèses de doctorat entre la fin des années 1950 et le début des années 1970 (Hadler 1957 ; Beinroth 1970). Si c'est au sein des études esthétiques et empathologiques que le souvenir de Lipps s'est le plus durablement prolongé, tout porte à croire que la psychanalyse et, plus encore, la phénoménologie ont elles aussi joué un rôle dans la perpétuation de la pensée lippsienne, et à terme, dans le regain d'intérêt qui s'est manifesté pour elle. Comme nous allons le voir, c'est principalement à des historiens du mouvement phénoménologique que l'on doit d'avoir, d'avoir su impulser, à la fin du XXe siècle, l'émergence des études lippsiennes.

17S'il est évidemment difficile de dater avec précision le regain d'intérêt pour Lipps et son œuvre, les années 1990-1991 marquent incontestablement, à cet égard, un tournant historiographique et philologique, trois publications importantes, d'inspiration très différente, marquant alors, pour ainsi dire, la naissance de que l'on peut appeler les « études lippsiennes ». C'est ainsi, qu'en 1990, Maria Rosaria De Rosa faisait paraître Theodor Lipps. Estetica e teoria delle art i (1990), le premier livre consacré à un pan entier de la pensée lippsienne, et d'ailleurs le seul ouvrage sur Lipps jusqu'à la publication du présent volume. Si le propos peut paraître, rétrospectivement, assez daté, et plutôt réducteur en ce que l'auteur tend à interpréter Lipps à la lumière de la tradition esthétique italienne, il s'agit là incontestablement d'un ouvrage pionnier qui a permis de reconsidérer la place de Lipps dans l'histoire de la connaissance. Il est du reste tout à fait significatif que ce soit en Italie qu'un tel ouvrage soit paru, l'école italienne devant être amenée, comme nous allons le voir, à jouer rôle moteur dans l'essor des études lippsiennes. Quoi qu'il en soit, c'est à un chercheur néerlandais, Niels Bokhove, et à un historien de la philosophie allemande bien connu, Karl Schuhmann, que l'on doit d'avoir publié, l'année suivante, dans une revue germanophone, la biographie des écrits de Lipps (Bokhove & Schuhmann 1991). Accompagnée d'une longue introduction, cet article mettait enfin à disposition de la communauté académique un outil philologique indispensable. Il convient toutefois de noter que, depuis 2013, et encore moins depuis 2018, dates auxquelles Faustino Fabbianelli a republié ou publié bon nombre des écrits psychologiques, épistémologiques et empathologiques de Lipps (Fabbianelli 2013a, 2018a), la bibliographie établie par Bokhove et Schuhmann n'est plus complète. La publication, en 1991 également, de la monographie pionnière d'António Carreto Fidalgo sur « l'école phénoménologique de Munich », O realismo da fenomenologia de Muniqu e (Fidalgo 2011 [1991]) est un événement encore plus décisif pour l'émergence des études lippsiennes. Même si cet ouvrage ne porte que pour partie sur Lipps, il peut légitimement être tenu pour une contribution fondatrice l'étude de ce dernier. Dans le long chapitre qu'il consacre à la « psychologie pure » de Lipps (Fidalgo 2011 [1991], 33-144). Fidalgo propose, pour la première fois dans l'historiographie moderne, une analyse détaillée des idées psychologiques et épistémologiques de Lipps et de la question, fondamentale chez lui, du rapport entre psychologie et philosophie, s'attachant par ailleurs à resituer Lipps dans le contexte psychologique et, surtout, philosophique de l'époque. Toutefois, ce qui intéresse ici Fidalgo, ce n'est pas pas tant la pensée de Lipps en tant que telle que sa signification à la lumière des idées de ceux qui ont été ses élèves ou ses disciples plus ou moins directs (Georg Anschütz, Moritz Geiger, Alexander Pfänder, Joahnnes Daubert, etc.) et son inscription dans une certaine histoire de la philosophie allemande, en tout premier lieu celle du mouvement phénoménologique. De fait, il introduit une sorte de biaisinterprétatif dont la réflexion sur la philosophie et la psychologie lippsiennes n'est jamais vraiment départie jusqu'à aujourd'hui. Toujours est-il que l'ouvrage Fidalgo – en lien avec d'autres travaux, comme les articles de Karl Schuhmann sur Daubert (voir par exemple : Schuhmann 1987) – a été le point de départ de toute une série de travaux désormais coutume d'appeler l'école phénoménologique de Munich (voir en particulier : Besoli & Guidetti 2000). Celle-ci a donné lieu, depuis une vingtaine d'années, à un véritable engouement historiographique, tant et si bien que, de manière assez paradoxale, Lipps se retrouve à présent moins étudié que certains auteurs qui furent ses élèves et qui n'ont clairement pas sa stature intellectuelle intellectuelle. C'est ainsi que, de manière tout à fait révélatrice, la phénoménologie des Cercles de Munich et de Göttingen a droit à une entrée dans la Stanford Encyclopedia of Philosophy (Salice 2020), alors que Lipps n'y figure toujours pas.

18Il faut toutefois attendre 2002 et la parution du numéro de Discipline filosofiche intitulé Una « scienza pura della coscienza »: l'ideale della psicologia in Theodor Lipps, dirigé Stefano Besoli, Marina Manotta et Riccardo Martinelli (2002), pour que les études lippsiennes prennent un tour plus systématique. Le volume en question, qui était jusqu'à présent l'exposé le plus complet paru sur la pensée lippsienne, ne comprend pas moins de neuf articles originaux – dix avec l'introduction – ainsi qu'une traduction en italien de trois textes de Lipps. Ces neuf articles, tous d'une grande qualité, traitent essentiellement de la contribution de ce dernier à l'empathologie, à l'esthétique, à la psychologie et à la théorie de la connaissance. En ce qui concerne ces deux derniers domaines, les contributeurs insistent, dans le sillage de Fidalgo, sur ces thématiques, en effet essentielles chez Lipps, que sont la définition et le statut de la psychologie, la question de sa relation à la philosophie et le problème du « dépassement du psychologisme ». Même si, en ce cas, Lipps est bien considéré comme un objet d'étude en tant que tel, on retrouve ici, dans une certaine mesure, cette tendance, déjà soulignée chez Fidalgo, qui consiste à vouloir rapporter ses ses idées psychologiques et philosophiques à une histoire « canonique » de la philosophie allemande et à vouloir les considérer prioritairement dans leur rapport à la tradition phénoménologique. Si le numéro de Discipline filosofiche reste aujourd'hui encore une référence incontournable pour quiconque s'intéresse à Lipps, il faut garder à l'esprit qu'il n'offre toutefois pas un panorama exhaustif de la pensée lippsienne. C'est ainsi en particulier qu'il néglige presque totalement les contributions – pourtant de premier plan – de Lipps à la métaphysique, à la psychologie et l'épistémologie effectives, à l'éthique ou encore la théorie du langage.

19Une autre étape essentielle dans l'affirmation récente des études lippsiennes a été la parution, en 2013 et en 2018, chez Ergon, de deux ouvrages rassemblant la plupart des écrits de Lipps consacrés, d'une part, à la psychologie et à la théorie de la connaissance (Fabbianelli 2013a), et d'autre part, à l'empathologie (Fabbianelli 2018a). Dans les deux cas, les textes ont été établis, introduits et commentés par Faustino Fabbianelli. Même s'ils ne correspondant pas à une édition exhaustive de la production lippsienne dans les domaines considérés11, ces deux ouvrages, respectivement en quatre volumes et en un seul volume, en plus de rassembler un nombre impressionnants de textes souvent difficilement accessibles, présentent aussi l'insigne mérite d'offrir au lecteur des textes de Lipps – huit en tout – tirés de manuscrits conservés dans les archives de la Bibliothèque universitaire de Munich (« Nachla ß Theodor Lipps ») . C'est ainsi que Fabbianelli a notamment publié «  Die psychischen Grundthatsachen und die Erkenntniß » (Lipps 2013a), le premier texte philosophique et psychologique vraiment original de Lipps, daté de 1877, qui s'avère essentiel pour comprendre les débuts de sa pensée. Dotés d'un solide appareil critique, les deux ouvrages comportent en outre chacun une introduction très conséquente (Fabbianelli 2013b, 2018b), qui, en plus de faire le point sur l'historiographie, proposent une discussion approfondie des idée de Lipps en matière de psychologie et de théorie de la connaissance, d'une part, et d'empathologie d'autre part. Il s'agit là incontestablement de deux contributions marquante à l'historiographie lippsienne. A cet égard, on notera que Fabbianelli fait le choix, lui aussi, d'inscrire la pensée lippsienne dans vision traditionnelle de l'histoire de la philosophie allemande, plutôt que de la restituer dans un contexte intellectuel plus large, notamment psychologique, ce qui contribue à atténuer singulièrement l'originalité de son propos.12

20Au cours des dernières années, les chercheurs français ont été fortement impliqués dans le développement des études lippsiennes. A cet égard, il convient tout d'abord de mentionner la tenue, en 2016, à l'Université de Bourgogne, de la première rencontre scientifique spécifiquement consacrée à la pensée lippsienne.13 Organisée par les coordinateurs du présent volume, David Romand et Serge Tchougounnikov, cette journée d'étude a notamment permis d'aborder, dans une perspective interdisciplinaire, un certain nombre d'aspects de la pensée lippsienne jusqu'alors peu ou pas étudiés, comme l'éthique, la psychologie et l'épistémologie affectives, ou encore la théorie du langage. Le présent volume se fonde pour partie sur les résultats tirés de cette rencontre. Signalons par ailleurs que Lipps a été l'objet, en 2017-2018, d'un double numéro spécial de la Revue de métaphysique et de morale, coordonné par Mildred Galland-Szymkowiak, Michel Espagne et Natalie Depraz (2017/2018). Première publication en français sur ce thème, et la deuxième du genre après le numéro de Discipline filosofiche commenté précédemment, ce dossier regroupe sept articles (en plus des deux textes de présentation) qui abordent des thèmes classiques comme l'empathie ou les rapports de Lipps à Husserl et à Freud.

21Pour finir cette brève présentation de l'émergence et du développement des études lippsiennes, il convient de souligner que, cours de la dernière décennies, on a assisté à la publication d'un certain nombre de travaux – consacrés directement ou indirectement à Lipps – qui ont permis un renouveau significatif de l'historiographie. Ces travaux ont permis notamment de réévaluer l'importance du concept de sentiment dans la pensée lippsienne (Martin 2006, 136-142, 2013 ; Gyemant 2018b ; Romand 2019a, 2021b), la place de Lipps dans l'histoire des sciences du langage (Fortis 2015 ; Cigana 2018 ; Romand 2019a, 2021b), sa relation aux théoriciens du Jugendstil, tout particulièrement à August Endell (Bröcker, Moeller & Salge 2012 ; Mims 2013 ; Simmons 2013), mais aussi d'appréhender de manière plus globale le concept lippsien d'empathie (Romand 2021a). Ce sont là autant de contributions sur lesquelles nous aurons l'occasion de revenir dans la seconde partie de cet article.

Aperçu biographique

22Gottlob Emanuel Theodor Lipps est né le 28 juillet 1851 à Wallhalben, un villlage du Palatinat alors possession bavaroise.14 La commune et ses environs conservent le souvenir du plus célèbre enfant du pays : on trouve à Wallhalben une Theodor-Lipps-Stra ß e, tandis que, jusqu'à une date récente, le site touristique de la région, en plus de mentionnerLipps parmi les célébrités locales, lui consacrait une brève mais instructive notice biographique.15 Comme bon nombre de représentants du monde académique allemand de l'époque, et à l'instar en particulier de ces deux autres psychologues-philosophes que furent Fechner et Wundt, Lipps est issu d'une famille de pasteurs. Parmi les membres de sa famille, il convient de mentionner son demi-frère Gottlob Friedrich Lipps (1862-1931), issu du remariage de leur père, qui fut élève de Wundt à Leipzig et qui s'est fait connaître pour ses travaux de psychophysique et de psychologie expérimentale (Honegger 1932).

23Dans son étude de 1962 consacrée à Lipps (Kesselring 1962), laquelle reste à ce jour la plus complète au point de vue biographique, Michael Kesselring rappelle que, après avoir quitté Walhalben à l'âge de deux ans, au gré des déplacements professionnels de son père, le jeune Theodor est inscrit, en 1861, à la Lateinschule de Krontal, près de Stuttgart, puis, en 1864, au Gymnasium de Deux-Ponts. Il se distingue alors par ses excellents résultats dans la plupart des disciplines étudiées (Kesselring 1962, 75).

24Se destinant au pastorat, Lipps entreprend, à partir de 1867, des études de théologie, mais aussi de philosophie et de mathématiques, d'abord à Erlangen, puis à Tübingen (Külpe 1915, 69 ; Kesselring 1962, 75-76). A Tübingen, il se familiarise avec les thèses de la fameuse école théologique fondée quelques décennies plus tôt par Ferdinand Christian Baur (Harris 75), mais aussi avec les idées de Hegel et de Fichte (Kesselring 1962, 76). En 1872, Lipps réussit les examens lui permettant d'accéder à la fonction pastorale. Il n'exercera toutefois jamais son ministère, préférant poursuivre ses études de philosophie pour s'engager dans la carrière universitaire (Kesselring 1962, 76). A la faveur d'un congé, il s'inscrit, en 1872, à l'université d'Utrecht, où, si l'on en croit Kesselring, il s'intéresse avant tout à la pensée de Kant, Herbart et Lotze (Kesselring 1962, 76). Renonçant définitivement à l'état ecclésiastique, et après avoir été brièvement précepteur à Hanovre, il achève ses études à l'université de Bonn, où il soutient, en 1874, une thèse sur l'ontologie de Herbart.16 Il suit dès lors le parcours classique d'un Gelehrter de la seconde moitié du XIXe siècle, sa carrière connaissant d'ailleurs une rapide progression institutionnelle. Installé à Bonn pour préparer son habilitation sous la direction de Jürgen Bona Meyer17, il exerce à nouveau pendant quelque temps le métier de précepteur, mais aussi celui de professeur dans un établissement d'enseignement secondaire (Kesselring 1962, 76). Une fois son habilitation obtenue (1877)18, il devient Privatdozent puis, en 1884, « professeur associé » («  ausordentlicher Professor », puis « Extraordinarius » ) de philosophie à l'université de Bonn (Anschütz 1915, 1 ; Külpe 1915, 69, Kesslring 1962, 76 ; Henckmann 1985, 670). Kesselring (1962, 76) insiste sur le rôle décisif joué par la publication, en 1883, des Grundtatsachen des Seelenlebens (1883) – le premier grand ouvrage de Lipps et le premier de ses deux ouvrages généraux de psychologie – dans l'obtention de ce poste universitaire. Six ans plus tard, Lipps est nommé Ordinarius («  professeur ordinaire »), à l'université de Breslau, en Silésie.19 Enfin, en 1894, alors âgé de 43 ans, Lipps devient le titulaire de la chaire de philosophie de l'université de Munich, en remplacement de Carl Stumpf, parti pour Berlin (Anschütz 1915, 1 : Külpe 1915, 69 ; Kesselring 1962, 76-77). Il passera vingt ans à Munich, y effectuant le reste de sa carrière et y écrivant la plus grande partie de son œuvre.

25Le nom de Lipps reste étroitement lié à celui de la capitale bavaroise. Comme l'on bien montré un certain nombre d'écrits parus depuis une décennie (Bröcker, Moeller & Salge 2012 ; Mims 2013 ; Simmons 2013), les idées de Lipps, loin d'avoir été confinés à la seule université, étaient alors largement discutées dans les milieux artistiques munichois, à une époque où, précisément, Munich s'affirmait comme l'un principaux centres culturels et intellectuels d'Allemagne.20

26Six ans avant son installation à Munich, Lipps avait épousé à Berlin Eva Reimer, la fille d'un peintre. Le couple aura cinq enfants, deux fils, dont un mort en bas âge, et trois filles (Kesseling 1962, 77). La maison des la famille Lipps à Munich, sise auFriedrichstra ß e 4 dans le quartier de l'université est toujours visible aujourd'hui.

27Alors qu'il se trouve au sommet de sa carrière, Lipps se voit confronté à de graves problèmes de santé : à partir de 1908, il présente les symptômes d'une maladie dégénérative qui finira par l'emporter. De plus en plus diminué, il se voit peu à peu contraint de renoncer à ses enseignements, dont il est définitivement déchargé au cours du semestre d'hiver 1911-1912 (Anschütz 1915, 1-2 ; Kesselring 1962, 77). Les biographes de Lipps ne précisent pas la nature exacte de la pathologie en question, dont on sait seulement qu'elle s'est traduite par une paralysie progressive des membres et de l'appareil phonatoire. En dépit de son état de santé, Lipps a continué de publier jusqu'en 1913 et à écrire jusqu'en 1913 voire 1914.21 Il meurt le 17 octobre 1914, à Munich, âgé de 63 ans seulement (Kesselring 1962, 77), deux mois et demi après le déclenchement de la guerre.

Considérations générales sur l'œuvre de Lipps et l'évolution de sa pensée

28Lipps, on l'a dit, fut un auteur particulièrement prolifique, doté d'une facilité d'écriture évidente, qui, entre le début des années 1870 et le début des années 1910, a publié un nombre impressionnant de textes, dont bon nombre d'ouvrages particulièrement volumineux, touchant à une grande variété de sujets et de champs disciplinaires. A partir du début des années 1880, il enchaîne les publications à un rythme particulièrement soutenu, allant parfois jusqu'à faire paraître deux gros volumes la même année22, et ce n'est qu'à la fin de la première décennies du XXe siècle que la maladie devait avoir raison de son étonnante productivité. La bibliographie des écrits de Lipps, établie par Bokhove et Schuhmann (1991), ne comporte pas moins de 143 entrées. Et encore, celle-ci ne mentionne pas les références des huit inédits publiés depuis par Fabbianelli (2013a, 2018a). S'étendant sur quatre décennies, de 1874 à 1913 exactement, l'œuvre de Lipps comporte des milliers de pages dont il est difficile de proposer un décompte précis, dans la mesure où il a republié un certain nombre de textes (parfois à deux plusieurs reprises) sous une forme plus ou moins révisée.23 Pour se faire une idée de l'importance quantitative de la production lippsienne, il suffit de jeter un œil aux deux éditions de textes proposées en 2013 et en 2018 par Fabbianelli. C'est ainsi que l'édition de 2013, qui rassemble, en quatre volumes, les contributions de Lipps à la psychologie et à la théorie de la connaissance, contient plus de 1900 pages au total, tandis que celle de 2018, qui regroupe, en un volume, ses écrits empathologiques, n'en comprend pas moins de 700.24 Si une telle productivité, et et en particulier la production de véritables « sommes », n'avait alors rien d'étonnant, et était même la norme, pour les universitaires allemands de l'époque, Lipps n'en reste pas moins un auteur « anormalement » productif en comparaison de ses collègues. Parmi les philosophes contemporains, il n'y a peut-être que Wundt, connu pour avoir été la personnalité académique la plus prolifique de son temps, qui le dépasse sous ce rapport.

29A l'instar de la plupart des autres universitaires allemands de l'époque titulaires d'une chaire de philosophie, Lipps s'est intéressé, au cours de sa carrière, à un grand nombre de champs disciplinaires et de thèmes de recherche, même si la diversité de ses travaux apparaît, en définitive, bien supérieure à celle que l'on observe chez la moyenne des philosophes « professionnels » de l'époque. De manière très générale, son œuvre participe d'une réflexion sur la vie mentale, les formes de l'expérience et le statut de la connaissance et relève de ce qu'il appelait, dans ses œuvres de jeunesse, « philosophie », « sciences de l'expérience interne » , ou encore « science de l'esprit » (Lipps, 1883, 2013a) – ce que, mutatis mutandis, il devait aussi désigner plus tard comme « la psychologie (science) de l'expérience du moi en général », « la science de la conscience ou de l'esprit tout court », « la psychologie au sens englobant » (1905c), « la science du moi », « la science de la manifestation du réel » (Lipps 1908a), « la science de l'expérience », « la doctrine de la conscience et des vécus de conscience », « la science empirique du moi et de ce qui survient au sein du moi » (Lipps 1909a) ou encore « la science de l'intériorité » ou « de la vie psychique » (Lipps 1912a).25 Nous aurons l'occasion de revenir longuement, dans la première section de la seconde partie de cet article, sur ce que recouvrent exactement ces expressions, formulées par Lipps à différents moments de sa carrière, et sur leur implications épistémologiques. Une chose est sûre en tout cas, c'est qu'il n'a contribué directement, ni aux science de la nature, ni aux mathématiques. Il aborde toutefois indirectement la question des sciences de la nature – en l'espèce, la physiologie et l'anatomie – dans ses ouvrages généraux de psychologie (1883, 1903a, 1906a, 1909a), dans lesquels il revient longuement sur les problématiques psychophysiologiques et la psychophysiques. Lipps n'a pourtant pas produit de contribution majeure à la psychophysiologie et à la psychophysique et, d'une manière générale, à la différences des autres grands psychologues allemands de son temps, on constate chez lui un relatif désintérêt pour les approches « naturaliste » en psychologie. Quoi qu'il en soit, c'est à ces trois grands domaines que sont la philosophie théorique, la psychologie et l'esthétique que l'on peut rattacher l'écrasante majorité de ses écrits. Lipps a produit une littérature spécialisée dans chacun de ces trois domaines, malgré l'important chevauchement disciplinaire qui existe entre eux, et l'affinité toute particulière qui existe, chez lui, entre la psychologie, d'une part, et la philosophie et l'esthétique d'autre part. Rappelons ici qu'il était, avant tout, professionnellement, un philosophe, ce dont témoigne d'ailleurs parfaitement la tonalité générale de son œuvre. En tant que philosophe théorique, Lipps s'est illustré comme théoricien de la connaissance, logicien, théoricien de la science et métaphysicien. Il a aussi contribué à l'ontologie, mais celle-ci, dans ses écrits, est de fait absorbée par la théorie de la connaissance et la métaphysique. A l'exception peut-être de ses Grundzüge der Logik (1893), Lipps n'a pas publié de grand ouvrage synthétisant sa pensée dans le champ de la philosophie théorique, comme cela a été le cas pour sa psychologie et son esthétique, mais aussi sa philosophie pratique. Toujours est-il que l'on note, jusque vers 1905, une nette prédominance, dans l'œuvre de Lipps, de la théorie de la connaissance et de la logique, la théorie de la science et de la métaphysique tendant en revanche à s'imposer après cette date. Tout philosophe qu'il est, Lipps peut être considéré comme un psychologue à part entière, au regard des multiples responsabilités institutionnelles et éditoriales qui ont été les siennes dans le champ de la psychologie, mais aussi de ses publications spécialisées dans le domaine, ce que soient des ouvrages généraux (1883,1903a, 1906a, 1909a) ou des essais et des articles touchant à la théorie psychologique ou à tel ou tel thème psychologique particulier. Malgré une spécialisation professionnelle évidente dans le domaine, il n'en reste pas moins difficile de dire où commence et où se termine la contribution de Lipps à la psychologie, en raison du caractère ouvertement « psychologiste» d'une bonne partie de son œuvre et de la redéfinition de la psychologie qu'il propose à partir de 1904. En ce qui concerne son rapport à l'esthétique, Lipps correspond typiquement à ce que Konrad Lange – lui-même l'une des principales figures de l'esthétique allemande de l'époque – appelait un « esthéticien professionnel » (Fachästhetiker) (1907, 5), c'est-à-dire un universitaire, de formation philosophique, ayant fait de l'esthétique l'un de ses domaines de prédilection et l'objet d'une réflexion théorique systématique. A partit du début des années 1890, l'esthétique devient pour Lipps un centre d'intérêt à part entière, comme en témoigne la série de monographies et de traités qu'il fait paraître entre 1987 et 1906 (1897, 1898a, 1903b, 1906b), lesquels devaient l'imposer comme l'un des principaux esthéticiens de son temps. En plus de sa triple qualité de philosophie théorique, de psychologue et d'esthéticien, Lipps peut être qualifié à bon droit d'éthicien, de théoricien des sciences affectives, d'empathologue et de théoricien du langage. L'éthique apparaît chez lui comme une préoccupation tardive et relativement secondaire, qu se s'affirme vraiment qu'en 1899 et la publication de de Die ethische Grunfragen (1899, 1905d), qui reste sa grande contribution à la philosophie pratique. La contribution de Lipps aux sciences affectives concerne avant tout la théorie des sentiments et son pendant philosophique qu'est l'épistémologie affective, même si elle est loin de se résumer à ces deux programmes de recherche. La question de l'affectivité se retrouve principalement dans ses écrits psychologiques et philosophiques – mais aussi esthétiques – généraux, même s'il a aussi publié un certain nombre d'essais (1901b, 1902a, 1907a) et d'articles spécialisés sur la question. Si l'empathie s'impose, à partir de 1903, comme une dimension essentielle de la pensée lippsienne, c'est avant au travers de ses écrits psychologiques, esthétiques, éthiques, philosophiques qu'il l'aborde. Lipps devait pourtant lui consacrer tardivement, une monographie (Lipps1913), qui est d'ailleurs la dernière de ses publications. Enfin, si la question du langage, nous allons le voir, est l'un des aspects les plus intéressants de la pensée lippsienne, elle n'a pas donné lieu à des publications spécifiques, et c'est principalement dans ses œuvres psychologiques et esthétiques que Lipps s'en est fait le théoricien.

30S'étendant sur une quarantaine d'années, marquée par une productivité peu commune et caractérisée par des contributions à des champs du savoir très divers, la carrière intellectuelle de Lipps soulève nécessairement des interrogations sur la manière dont les idées de ce dernier ont pu évoluer entre le début des années 1870 et le début des années 1910. Plus précisément, il semble que l'on soit en droit de s'interroger sur la question de savoir dans quelle mesure il est possible de mettre en évidence des étapes évolutives au sein de la pensée lippsienne. Dans la nécrologie, parue en 1915 dans leZeitschrift für Psychologie (Anschütz 1915, 2-5), qu'il consacre à son maître, Georg Anschütz croit pouvoir identifier trois grandes « phases » ou « périodes d'évolution » (Entwicklungsgperioden/-phasen) de la pensée lippsienne.Sans entrer dans les détails, précisons ici qu'il convient selon lui de distinguer : (a) une première phase, qui va de 1883 (date de parution des Gruntatsachen des Seelenlebens) à 1890 environ, au cours de laquelle Lipps cherche à formuler sa pensée « de manière programmatique et générale » ; (b) une seconde phase, qui s'étend de 1890 à 1900 environ, caractérisée à la fois par le relatif désintérêt que Lipps porte alors à la psychologie proprement dite et par la production d'« études particulières d'ensemble » en esthétique, en éthique et en logique ; (c) une troisième et dernière phase, qu'Anschütz fait coïncider avec la période 1900-1908, au cours de laquelle la pensée de Lipps est marquée par un essor des considérations « philosophico-spéculatives et métaphysiques » et par une forte incidence des tendances philosophiques du moment, tout particulièrement des idées de Husserl. Curieusement, Anschütz considère, qu'en 1908, « l'activité principale de Lipps est terminée » et que les écrits parus après cette date, quelle que soit la discipline considérée, « n'apportent rien de bien nouveau » (Anschütz 1915, 5). Aloys Fischer, un autre élève de Lipps à Munich, estime pour sa part que la carrière de ce dernier se déroule en quatre « épisodes » (Abschnitte), sans toutefois proposer de délimitations temporelles précises (Kreitmair 1950, 74-78). C'est ainsi qu'il distingue : (a) un premier épisode marquée la fascination de Lipps pour la nouvelle psychologie « scientifique » allemande et son rôle de refondation de la pensée philosophique ; (b) un second épisode, marqué par la « conjonction » de « sa vocation professionnelle pour la psychologie » et de ses « intérêt[s] philosophiques » (Kreitmair 1950, 75) ; (c) un troisième épisode, au cours duquel Lipps, en proie à un doute constructif, tend à diversifier ses centres d'intérêt, s'attachant par exemple à analyser la vie affective ou à comprendre la « structure globale » de la personnalité, tout en développant sa réflexion dans le champ de l'esthétique, de l'éthique, de la logique, de la philosophie de la nature ou encore de l'empathologie ; (d) un quatrième et dernier épisode, au cours duquel Lipps procède à une « révision de son point de vue », abandonnant, sous l'influence des nouveaux courants philosophiques du moment, les positions psychologistes et naturalistes qui étaient les siennes jusqu'alors, et en redonnant toute leur place, dans son œuvre, aux questionnements ontologiques et métaphysiques. On ne s'attardera pas ici sur la valeur respective de ces deux conceptions tri- et quadripartite de l'évolution de la pensée lippsienne, qui apparaissent nécessairement réductrices au vu de la complexité de cette dernière. Il semble en effet plutôt hasardeux de vouloir périodiser avec précision l'évolution de la pensée lippsienne son ensemble, chacun des domaines et sous-domaines qui la composent répondant en effet, comme nous le verrons dans la seconde partie de l'article, à une dynamique évolutive propre plus ou moins bien caractérisée. S'il y a une véritable rupture dans l'évolution générale de la pensée lippsienne, c'est, eu égard au rôle fédérateur qu'y joue la psychologie, dans les années 1903-1905 qu'il faut la situer. On passe alors d'une phase dominée par des approches de type « mentaliste » et « empirique », durant laquelle c'est la psychologie qui donnait le ton à la philosophie, à une phase durant laquelle ce sont les préoccupations, plus abstraites et plus formelles, de la philosophie qui prédominent, lesquelles tendent alors à surdéterminer le discours psychologique. Au-delà du moment de bascule qu'elles constituent pour la psychologie et philosophie de Lipps, les années 1903-1905 correspondent aussi à un tournant majeur dans l'histoire de sa pensée en général ; c'est là un point d'inflexion qui se retrouve, mutatis mutandis, dans toutes les formes d'expression de cette dernière. Il serait toutefois réducteur de considérer l'évolution de la pensée lippsienne en simples termes de « phases » et de « ruptures ». Comme le révèle la lecture attentive des textes, les idées de Lipps, quel que soit le domaine de recherche, témoignent d'une évolution constante, même si leur développement se caractérise toujours par des points d'inflexion plus ou moins marqués. A cet égard, on ne saurait trop insister sur la nécessité qu'il y a, pour qui s'intéresse vraiment à la pensée de Lipps, à ne jamais oublier de l'appréhender dans une perspective diachronique.

31Le mode d'évolution, sur quatre décennies, de la pensée lippsienne, pose la question de son degré d'autonomie vis-à-vis du contexte intellectuel de l'époque. A cet égard, force est de reconnaître que Lipps donne souvent l'impression d'« accompagner », si ce n'est de « suivre », certaines tendances théoriques et épistémologiques de fond qui se manifestent dans la pensée allemande entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle, ainsi que nous aurons l'occasion d'y revenir dans la seconde partie de cet article. Il convient ici de mentionner quelques exemples particulièrement révélateurs sous ce rapport. C'est ainsi que, jusqu'en 1903, Lipps adhère pleinement, malgré la complexification progressive de sa pensée psychologique depuis le début des années 1890, aux principes de la psychologie allemande du XIXe siècle, une approche mentaliste et analytique de la vie consciente qui participe de la notion fondamentale d'« expérience interne » (Romand 2016 ; Romand & Feurzeig 2021). Or, à partir de 1904, Lipps rompt nettement avec cette conception unitaire de la psychologie, opérant une rupture épistémologique qui, dans le contexte de l'époque, s'avère cohérente avec la crise des fondements qui commence alors d'affecter la pensée psychologique germanique (Romand 2009). Ensuite, toujours dans le cadre de sa psychologie, on voit se dessiner chez lui, à partir de 1903 environ, de fortes tendances « holistes », lesquelles se retrouvent en particulier dans la manière qu'il a de concevoir la vie affective et la fonction empathique. Renonçant à l'approche analytique qui était la sienne jusque là, Lipps se met alors à considérer la vie affective et la fonction empathique du point de vue de l'« activité » du moi pris comme un tout. Là aussi, cette inflexion intellectuelle s'avère cohérente au regard du contexte psychologique de l'époque, les psychologues allemands manifestant, dans la première décennie du XXe siècle, une propension de plus en plus marquée à interpréter les phénomènes mentaux en termes de « structure » et de « totalité » (Ash 1995; Romand 2009). On sait par ailleurs que le tournant « antipsychologiste » qui se manifeste dans la pensée lippsienne à partir de 1903 également est directement liée aux critiques adressées par Husserl et, plus généralement, aux attaques à l'encontre du « psychologisme » qui commencent de se manifester avec force en Allemagne au tournant du XXe siècle. A cet égard, il convient de resituer l'évolution des idées Lipps dans ce contexte épistémologique plus large qui est celui de la remise en cause, dans les pays de langue allemande, de la place privilégiée de la psychologie dans la philosophie et les sciences de l'esprit, et de l'amorce d'une « dépsychologisation » des formes du savoir (Romand 2009, 2021b). On peut ici encore remarquer que la notion clé de la pensée logico-gnoséologique lippsienne de la maturité, le concept d'« exigence » (Forderung) – c'est-à-dire l'idée qu'il existe une propriété, inhérente aux objets et transcendante à la conscience, qui garantit le fondement objectif de la connaissance et la validité du jugement – semble avoir été, au-delà de la formulation idiosyncrasique qu'en propose Lipps, une thématique philosophique assez largement partagée dans le contexte germanophone de de l'époque. Enfin, on retrouve aussi cette forte dépendance au contexte dans la théorie esthétique lippsienne de la maturité. C'est ainsi que l'esthétique de l'empathie défendue par Lipps à partir de 1903 apparaît, pour ainsi dire, comme un cas particulier de ce que j'ai appelé ailleurs le paradigme « holiste » des sentiments affectifs (Romand 2018b ; 2020b), c'est-à-dire de cette conception selon laquelle l'esthéticien a pour tâche d'étudier la manière dont sujet contemplant réagit affectivement, comme un tout, vis-à-vis de l'objet esthétique – une vision des choses à laquelle adhèrent, dans la première décennie du XXe siècle, la plupart des autres grands représentants de l'esthétique psychologique allemande. Nous aurons l'occasion de revenir longuement, dans la seconde partie de cet article, sur la question de la dépendance de Lipps à son contexte et aux autres personnalités intellectuelles de son temps. Il faut toutefois ici bien garder à l'esprit que, quel que soit le champ du savoir considéré et quelle ait pu être, sur tel ou tel point ou à telle ou telle époque, l'importance de sa dépendance au contexte ou à un auteur en particulier, Lipps ne s'est, en règle générale, jamais contenté de se réapproprier passivement des idées qui n'étaient pas les siennes. Comme nous le verrons, il s'est au contraire toujours efforcé, avec plus ou moins de succès, d'en proposer une réinterprétation originale et de les intégrer au cadre général de sa pensée. Il est à cet égard tout à fait significatif que, comme le révèle l'analyse précise des textes, les changements qui ont affecté la pensée lippsienne, pour profonds et rapides qu'ils aient pu être (on pense ici en particulier au grand tournant épistémologique des années 1903-1905), n'ont jamais occasionné de rupture radicale. On constate ainsi que, dans tous les domaines de recherche qu'il a abordés, à l'occasion de chaque réorientation de sa réflexion, Lipps s'est attaché à reformuler, de manière plus ou moins poussée, ses idées précédentes, garantissant à sa pensée une forme de continuité, et, partant, de cohérence, sur la longue durée.

32Pour finir, il convient de dire un mot sur l'« anatomie » de la pensée lippsienne proposée dans la seconde partie de cet article. C'est ainsi qu'on cherchera en particulier à s'émanciper de l'interprétation par trop « philosophique » de cette dernière qui a eu tendance à prévaloir jusqu'ici dans l'historiographie. Ainsi, en plus de ne pas se cantonner à une lecture strictement philosophique de idées, on prendra ses distances avec cette approche qui consiste à enfermer Lipps dans une histoire « canonique » de la philosophie allemande, et notamment à le ramener de façon systématique à la tradition phénoménologique. Comme l'indique son titre, le présent article vise à redonner sa place à Lipps dans l'histoire de la connaissance, ce qui suppose, en plus d'élargir le cadre de l'analyse contextuelle, de pouvoir réapprécier son œuvre dans toute la diversité de ses composantes thématiques et disciplinaires. Quoi qu'il en soit, il ne s'agit pas tant, ici, d'interpréter la pensée lippsienne à la lumière de son contexte historique que d'en comprendre la signification propre en en analysant les tenants et les aboutissants. C'est ainsi qu'on s'efforcera, pour la première fois, de restituer l'œuvre de Lipps – autant que faire se peut – dans sa globalité, en s'intéressant à sa contribution à tous les domaines du savoir qu'il a abordé au cours de sa carrière et en montrant comment, dans chaque cas, ses idées ont pu évoluer au cours du temps. Ainsi, on discutera successivement, et par le menu, ces grands pans de la pensée lippsienne que sont la psychologie, la théorie des sentiments, l'empathologie, la logique et la théorie de la connaissance, la théorie de la science, la métaphysique, la théorie du langage, l'esthétique et l'éthique – neuf champs de recherche, auxquels Lipps a accordé plus ou moins d'importance dans son œuvre, qui ont été très inégalement étudiés jusqu'à ici, et jamais exhaustivement. En somme, l'objectif est ici de s'intéresser à Lipps pour lui-même, c'est-à-dire en tant qu'individualité philosophique et philosophique originale ayant réussi à s'imposer comme une personnalité intellectuelle marquante de son temps. En d'autres termes, il s'agira d'en faire – enfin – une figure à part entière de l'histoire de la connaissance, à l'instar de n'importe quel autre penseur majeur de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle.

2 | Anatomie de la pensée lippsienne

Psychologie

33C'est un fait bien connu que, chez Lipps, la psychologie revêt un caractère absolument central : en plus d'avoir été l'un de ses principaux centres d'intérêt, c'est là le domaine à la lumière duquel il envisage tous les autres champs de recherche qu'il a abordés au cours de sa carrière, et qui assure, de fait, une forme de cohérence d'ensemble à sa pensée.26 Ainsi, même si sa conception de leurs rapports mutuels a grandement évolué au cours du temps, la psychologie s'est toujours avérée déterminante dans sa façon d'envisager les divers aspects de la philosophie théorique, c'est-à-dire non seulement la logique et la théorie de la connaissance, mais aussi la théorie de la science et la métaphysique (Raspa 2002 ; Fidalgo 2011 [1991], 33-144 ; Fabbianelli 2013b). Ce rôle structurant du savoir psychologique se retrouve dans ces autres grands champs de recherche qu'ont été pour lui l'esthétique, la philosophie pratique et la théorie du langage. S'il convient ici de garder à l'esprit que la psychologie n'avait pas encore, à l'époque, le statut de discipline complètement autonome au sein de l'institution universitaire allemande, et que Lipps, à l'instar des autres « psychologues » allemands de son temps, était titulaire d'une chaire de philosophie (Ash & Geuter 1985 ; Sprung 2001), force est de constater chez lui une propension particulièrement forte – plus forte que chez la plupart de ses collègues – à intriquer pensée psychologique et pensée philosophique. Ainsi, non seulement sa réflexion épistémologique se structure fondamentalement autour de la question du rapport de la psychologie à la philosophie, mais, son propos psychologique, surtout dans la dernière partie de sa carrière, apparaît souvent surdéterminé par le discours philosophique. Rien n'interdit pourtant de voir en lui un psychologue « professionnel », Lipps, en plus de son activité institutionnelle et éditoriale dans le champ de la psychologie, ayant été l'auteur de nombreuses publications spécialisées dans le domaine, et notamment de deux gros ouvrages (Lipps 1883, 1903a [1906a], [1909a]). De manière tout à fait caractéristique, il apparaît tout autant comme un « théoricien » que comme un « praticien » de la psychologie, c'est-à-dire à la fois comme l'auteur d'une réflexion critique sur la connaissance psychologique et comme l'auteur de nombreuses contributions particulières à la connaissance psychologique elle-même – une activité intellectuelle, longue de quelques 35 années, qui fait de lui, incontestablement, l'un des figures majeures de la science psychologique de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle. Quoi qu'il en soit, on ne peut véritablement espérer comprendre la psychologie lippsienne qu'en la considérant d'un point de vue diachronique, les idées de Lipps en matière de psychologie, à l'instar de ce que l'on observe pour tous les autres aspects de sa pensée, n'ayant eu de cesse d'évoluer entre la fin des années 1870 et le début des années 1910. Ainsi, dans cette section, on an analysera en détail sa contribution en tant que théoricien de la psychologie, Lipps s'étant interrogé, tout au long de sa carrière, sur la nature et les fondements de la science psychologique, c'est-à-dire sur son objet, ses méthodes et ses liens avec les autres disciplines (Centi 2002 ; Manotta 2002 ; Fidalgo 2011 [1991], 33-144 ; Fabbianelli 2013b).27

34Dans son introduction à sa réédition des écrits psychologiques et épistémologiques de Lipps (Fabbianelli 2013b, XXVI-XXIII), Faustino Fabbianelli ne distingue pas moins, chez ce dernier, neuf manières de définir la psychologie. Si elle a le mérite de souligner la complexité de la pensée psychologie de Lipps et le caractère polysémique qu'est susceptible de revêtir, dans son œuvre, le terme « Psychologie », la typologie proposée par Fabbianelli ne présente, en tant que telle, qu'un intérêt limité, dans la mesure où elle ne tient pas compte de l'évolution des idées de Lipps au cours du temps, ni du fait que les différentes « psychologies » dont il est est ici question peuvent correspondre à des niveaux taxinomiques différents. Pour ce qui est de la périodisation de la pensée psychologique lippsienne, Fabbianelli identifie quatre phases successives (Fabbianelli (2013b, XXIII-XXVIII), qu'il décrit comme suit : (a) une première phase, qui va des années 1870 à la fin du XIXe siècle, au cours de laquelle Lipps conçoit la psychologie comme « la science de ce qui est psychiquement réel » (Fabbianelli 2013b, XXIII-XXIV) ; (b) une deuxième phase, qui s'étend de 1900 à 1903, au cours de laquelle, pour Lipps, la psychologie « n'a pas seulement à voir avec ce qui est psychiquement réel, mais aussi avec les phénomènes de conscience au fondement desquels se trouvent les processus réels de l'âme » – un changement que Fabbianelli assimile à un « tournant phénoménologique » (Fabbianelli 2013b, XXIV) ; (c) une troisième phase, qui correspond à la période 1903-1908, « au cours de laquelle on assiste, pour la première fois, à l'élaboration du concept de science de la conscience et à une véritable distinction entre le moi pur, absolu, et le moi individuel de la psychologie explicative-causale » (Fabbianelli 2013b, XXV) ; (d) enfin, une quatrième phase, qui coïncide avec les années 1908-1914, au cours de laquelle la psychologie « est assimilée à la philosophie, c'est-à-dire est vue comme la science fondamentale de cette dernière » (Fabbianelli 2013b, XXVI). Cette conception quadripartite de l'évolution de la psychologie lippsienne n'est pas vraiment satisfaisante à mes yeux et apparaît critiquable à plus d'un titre. Tout d'abord, Fabbianelli fait remonter la réflexion de Lipps sur « les processus réels de l'âme » au tournant du XXe siècle, alors même que, comme nous allons le voir, c'est une idée qui se retrouve chez lui dès le début des années 1890. Par ailleurs, force est de constater qu'il tend à négliger les éléments de continuité qui, au-delà des évolutions apparentes, existent au sein de la psychologie lippsienne, tout particulièrement entre la fin des années 1870 et le début du XXe siècle. Ensuite, il convient de remarquer que Fabbianelli fonde ici son propos sur les déclaration de principe de Lipps à tel ou tel moment de sa carrière, sans s'interroger sur la manière dont les ruptures et les continuités se manifestent concrètement au travers de ses travaux psychologiques, et notamment ceux, si importants tout au long de sa carrière, consacrés au sentiment. Enfin, Fabbianelli omet de replacer l'évolution de psychologie lippsienne dans le contexte général de l'évolution de la psychologie germanique entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle, ce qui est problématique, dans mesure où, de toute évidence, l'évolution de la première reflète pour partie l'évolution de la seconde. Comme je m'efforcerai de le montrer, s'il existe une véritable césure dans la manière qu'a Lipps de concevoir la psychologie, c'est en 1904 qu'elle se situe. Reconsidérée à la lumière de la rupture épistémologique qui commence alors de s'opérer dans la science psychologique germanique (Romand 2009), la psychologie lippsienne du début du XXe siècle témoigne pour ainsi dire dire du passage d'un paradigme bien défini, qui est celui de la tradition psychologique allemande du XIXe siècle d'inspiration mentaliste (Romand & Tchougounnikov 2009 ; Romand 2016 ; Romand & Feurzeig 2021), à une conception de la psychologie marquée par une crise des fondements et une redéfinition de son rapport à l'expérience et à la théorie de la connaissance (Romand 2009).

35L'essai « Die psychischen Grundthatsachen und die Erkenntniß » (2013a), écrit en 1877, mais publié seulement en 2013, est la première de ses œuvres dans laquelle Lipps s'interroge sur la nature et le statut de la la science psychologique. Il l'assimile ici à la philosophie et voit en elle l'ensemble des « sciences de l'expérience interne » (Wissenschaften der inneren Erfahrung), l'opposant ainsi aux « sciences de la nature » (Naturwissenschaften), lesquelles correspondent quant à elles aux « sciences de l'expérience externe »  (Wissenschaften der äu ß eren Erfahrung). Dans « Die psychischen Grundthatsachen », il insiste par ailleurs sur l'incommensurabilité du psychique et matériel et sur l'irréductibilité de la psychologie à la physiologie. Ce sont là des considérations que l'on retrouve, sous une forme considérablement développée, dans lesGrundtatsachen des Seelenlebens (1883, 1-15), le premier des deux ouvrages généraux de psychologie publiés par Lipps cours de sa carrière, et assurément l'un des grands traités psychologiques de la fin du XIXe siècle. Si Lipps n'assimile plus ici directement la psychologie à la philosophie, il la considère à présent comme « la science du mode de fonctionnement de la vie psychique en général, de ses éléments et de ses lois générales, la discipline fondatrice sur laquelle repose toutes les autres [disciplines philosophiques] » (Lipps 1883, 4). Comme dans « Die psychischen Grundthatsachen », la science psychologique se rapporte ici pour lui spécifiquement à l'« expérience interne » (innere Erfahrung), dite aussi « observation interne » (innere Beobachtung), c'est-à-dire « [au] système de relations dans lequel les représentations (Vorstellungen) se manifestent, dans leur relations mutuelles et dans leur relation à la totalité de notre nature psychique, comme nos propres états subjectifs » (Lipps 1883, 3-4). Dans la mesure où elles envisage les phénomènes selon deux points de vue complètement différents, la psychologie et la physiologie se rapportent à des objets – le psychique et le physique – ontologiquement distincts, ce qui garantit, en dernière instance, leur irréductibilité l'une à l'autre. Irréductibles aux processus physiologiques, les phénomènes psychiques ont néanmoins la propriété, nous dit Lipps, de se manifester corrélativement à eux (Lipps 1883, 4-10).

36D'une manière générale, la conception de la psychologie qu'il expose dans « Die psychischen Grundthatsachen » et, plus encore, dans les Grundtatsachen des Seelenlebens s'avère parfaitement en accord avec les principes de la tradition psychologique allemande telle était apparue, au début du XIXe siècle, dans le sillage des travaux fondateurs de Herbart (1816, 1824, 1825) et qui, à la fin du XIXe siècle, avait atteint son plein degré de maturité (Romand & Tchougounnikov 2009 ; Romand 2016 ; Romand & Feurzeig 2021).28

37La parution, en 1893, des Grundzüge der Logik (1893) marque la première inflexion notable dans la manière que Lipps a de concevoir la psychologie. Dans la continuité de dans ses écrits précédents, et conformément aux principes de la psychologie allemande de l'époque (Romand 2016 ; Romand & Feurzeig 2021), il considère ici la psychologie comme la science dont les objets se manifestent, non pas, comme ceux de la physique, dans l'expérience externe (äussere Erfahrung), mais dans l'expérience interne (innere Erfahrung), le statut psychique ou physique des objets étant étant fondamentalement une affaire de « point de vue » (Lipps 1893, 12-13). Toutefois, précise Lipps dans l'introduction des Grundzüge (1893, 5-6, 8-15), il convient de ne pas confondre l'expérience interne avec « ce qui se donne immédiatement » (das unmittelbar Gegebene) en elle. En effet, nous dit Lipps, la tâche du psychologue est d'étudier les phénomènes psychiques, non pas en tant que tels, mais en ce qu'ils rapportent « au moi réel » (das reale Ich) 29, en ce qu'ils sont « intégré[s] au contexte de l'être doué d'activité représentationnelle » (Lipps 1893, 13). Cette idée devait être reprise et développée plus avant dans deux articles parus 1896, « Die Definition der Psychologie » (1896a), qui est la réponse polémique à un article de Wundt portant le même nom (Wundt 1896), et « Der Begriff des Unbewussten in der Psychologie » (Lipps 1896b), issu d'un texte présenté au Troisième Congrès international de psychologie de Munich. Dans « Die Definition der Psychologie », Lipps cherche à répondre à la question de savoir comment la psychologie, alors même qu'elle a affaire à la réalité subjective, peut néanmoins, en tant que science, se rapporter à une forme de réalité objective. Selon lui, il faut admettre que la psychologie participe de deux types de consciences : celle, correspondant à une forme de vécu immédiat, qu'il appelle « conscience empirique de l'appartenance à moi » (Bewu ß tsein der Zugehörigkeit zu mir), et celle, correspondant à une forme d'expérience intellectuelle, qu'il qualifie de « conscience de l'appartenance au moi réel » (Bewu ß tsein der Zugehörigkeit zu dem realen Ich) . Plus précisément, l'objectivité des faits psychologiques réside à ses yeux dans la capacité que nous avons à établir « une connexion régulière ininterrompue » entre ce qui est nous immédiatement donné dans la conscience et les manifestations de l'inconscient (das Unbewu ß te) qui constitue notre « être (ou nature) psychique » (seelisches Wesen) .30 L'idée selon laquelle les processus inconscients sont au fondement de la science psychologique est, comme le suggère le titre, au cœur de la réflexion épistémologique que Lipps propose dans « Der Begriff des Unbewussten in der Psychologie » (1896b). Comme il le précise, la psychologie, en tant que science empirique, ne saurait rester simplement « descriptive » (beschreibend), mais « a pour objectif de mettre à jour la connexion causale qui existe entre les faits de l'expérience immédiate, en d'autres termes, de les concevoir comme étant régis par des lois » (Lipps 1896b, 148). A cet égard, il ne saurait y avoir de savoir psychologique sans « appartenance pensée ou connue [au] moi réel » (Lipps 1896b, 153), c'est-à-dire au « substrat général de la vie psychique » (Lipps 1896b, 148). Celui-ci correspond à entité fondamentalement inconsciente, en ce qu'il regroupe tous « les vécus de conscience passés » qui existent, sans avoir à se manifester, « à un moment donné, dans [la] conscience » (Lipps 1896b, 155). Il est important ici de souligner que l'inconscient dont par ici Lipps est un inconscient, non pas physiologique, mais bel et bien psychologique, dans la mesure où les représentations dont il participe conservent un certain degré d'activité (Lipps 1896b, 161-163).31

38D'une manière générale, la conception de la psychologie exposée par Lipps dans ses écrits des années 1890, si elle gagne incontestablement en sophistication, s'inscrit dans la continuité directe de cette défendue à la fin des années 1870 et au début des années 1880. Force est ici de constater que, de fait, Lipps ne se départit fondamentalement pas des principes de la tradition psychologique qui prévaut dans les pays de langue allemande durant tout cette période (Romand & Tchougounnikov 2009 ; Romand 2016 ; Romand & Feurzeig 2021). La psychologie, telle qu'il la conçoit dans les Grundzüge (1893), « Die Definition der Psychologie » (1896a) et « Der Begriff des Unbewussten » (1896b) ne cesse pas d'être une science de l'expérience interne, c'est-à-dire des phénomènes considérés en tant qu'il sont susceptibles d'être vécus par le sujet. Le fait que Lipps s'attache, à partir de 1893, à distinguer entre expérience « interne » et expérience ou conscience « immédiate », n'a sous ce rapport, que peu d'importance, l'objet de la psychologie restant ici fondamentalement les propriétés expérientielles telles qu'elles peuvent être appréhendées dans la conscience individuelle.32

39On a ici affaire à une conception générale de la psychologie dont Lipps devait encore se réclamer en 1903, comme le prouvent les développements qu'il propose dans le premier chapitre du Leitfaden de Psychologie (1903a, 1-15). C'est ainsi qu'il définit ici la psychologie comme « la doctrine des phénomènes de conscience », plus précisément, comme « la doctrine des contenus ou des vécus de conscience en tant que tels » (Lipps 1903a, 1). Il rappelle – se référant ici à Wundt33 – que psychologue s'occupe de la « perception interne » (innere Wahrnehmung) 34 (Lipps 1903a, 13) et il n'hésite par ailleurs pas à qualifier la psychologie de « science de l'expérience immédiate » (Wissenschaft der unmittelbaren Erfahrung) (Lipps 1903a, 5). On notera que Lipps, curieusement, n'entend pas ici « expérience immédiate » dans le même sens que dans ses écrits de années 1890, mais qu'il en fait une expression générique synonyme d'« expérience interne ». 35 Il n'en renie pas pour autant ses réflexions précédentes sur la nécessité de fonder l'objectivité psychologique dans le « moi réel ». Comme il le souligne, la prise en compte des seuls phénomènes psychiques et des phénomènes psychiques considérés dans leur rapport à « ce qui psychiquement réel » (das psychisch Reale) fonde la distinction entre « psychologie descriptive » (beschreibende Psychologie) et « psychologie explicative » (erklärende Psychologie) – une typologie qu'il explicite ici pour la première fois (Lipps 1903a, 3-8). 36

40C'est en 1904, comme je l'ai souligné plus haut, que commence de s'opérer une véritable rupture dans la réflexion lippsienne sur la nature et le statut de la psychologie. Si cette rupture se manifeste de manière progressive et que Lipps ne devait pas rompre totalement avec ses conceptions précédentes, force est de constater que, au fil des années, son approche du fait psychologique apparaît de plus en plus en porte-à-faux avec le paradigme de la psychologie allemande du XIXe siècle, dont on assiste alors au délitement progressif (Romand 2009). Le texte qui inaugure cette nouvelle ère de la pensée lippsienne est « Die Aufgabe der Psychologie. Eine Erwiderung » (Lipps 1904a), qui se veut pour partie une réponse à un article, publié, en 1904 également, dans le même journal, par Stephan Witasek, intitulé « Neuere Psychologie » (1904). Dans cet article, Lipps subdivise la psychologie en trois branches, parmi lesquelles ce qu'il appelle « [l']observation et [la] description des faits de conscience en tant que tels » (Beobachtung und Beschreibung der Bewu ß tseinstatsachen als solcher) et « la psychologie explicative-causale » (die kausalerklärende Psychologie), lesquelles correspondent à ce qu'il qualifiait, dans le Leitfaden, de « psychologie descriptive » et de « psychologie explicative ». C'est en identifiant cette troisième branche de la psychologie qu'est « la psychologie de la connaissance de soi » (die Psychologie der Selbsterkenntnis) que Lipps induit une véritable inflexion, théorique et épistémologique, dans sa façon d'appréhender la psychologie. Comme il l'explique, la psychologie de la connaissance de soi est « la science (Wissenschaft) (…) du réel, instantané, primaire, immédiat » qui cherche à établir un « lien (…) entre les raisons valides ou objectives, c'est-à-dire entre les raisons fondés en droit et ce qui est fondé par elles » (Lipps 1904a, 203). Elle se rapporte à une forme de réalité (Wirklichkeit), « non pas pensée, mais vécue » et a pour tâche de « mettre à jour le moi tel qu'il est, le moi pur, c'est-à-dire libre de tout ce qu'il y a de subjectif, le moi qui est un seul et même moi dans tous les moi, le moi supra-sensible et supra-individuel, en somme, le moi transcendant » (Lipps 1904a, 203).37 En tant que science du moi pur ou transcendant (reines/transcendentes Ich), la psychologie de la connaissance de soi englobe tout à la fois la logique, la théorie de la connaissance, l'axiologie (Wertlehre) et l'éthique, c'est, nous dit Lipps, la doctrine des normes (Normenlehre), la science (Wissenschaft) des normes ou des lois logiques, esthétiques, éthiques (Lipps 1904a, 203).

41La parution, un an après « Die Aufgabe der Psychologie », de « Die Wege der Psychologie » (1905a) devait définitivement consacrer la nouvelle orientation prise par la pensée psychologique lippsienne. Comme l'indique le titre de l'article, Lipps entend ici explorer les différentes « voies » que peut emprunter l'analyse psychologique, lesquelles, selon lui, sont au nombre de quatre. Chacune de ces quatre voies correspond en réalité à une certaine manière d'envisager les phénomènes de conscience dans leur rapport à la philosophie et aux autres disciplines. Parmi elles, on retrouve trois types de psychologie dont il a déjà été question précédemment : (a) la psychologie descriptive, (b) la psychologie explicative-causale, dite aussi ici « psychologie de la conscience individuelle » (Psychologie der individuellen Bewu ß tseins), et (c) la psychologie de la connaissance de soi, qu'il appelle ici « psychologie pure » (reine Psychologie) ou « science de la conscience » (Bewu ß tseinswissenschaft, Wissenschaft des Bewu ß tseins) . La définition que Lipps propose, dans « Die Wege der Psychologie », de la psychologie descriptive n'est pas fondamentalement de celle dont il se réclamait précédemment, puisqu'il voit ici en elle « la voie de la description, c'est-à-dire de la production et de l'analyse des vécus de conscience » (Lipps 1905a, 57). Il innove cependant, en ce qu'il affirme que cette forme de psychologie a fondamentalement pour fonction de nous permettre de déterminer la nature et le statut ontologique des entités dont participe la vie conscience, tout particulièrement de saisir la différence qui existe entre contenu (Inhalt) et objet (Gegenstand) – une vision des choses qui fait écho à la nouvelle orientation prise par la pensée logique et épistémologique lippsienne au cours de cette période.38 En ce qui concerne aussi la psychologie explicative-causale ou psychologie de la conscience individuelle, Lipps reprend ici l'essentiel de ses développements précédents. Il s'agit pour lui de la psychologie « pour laquelle la conscience individuelle est le véritable objet de connaissance ; non pas, en tout cas pas prioritairement, la conscience individuelle singulière, c'est-à-dire telle ou telle conscience individuelle, mais la conscience individuelle en général » (Lipps 1905a, 63). Son rôle est d'étudier les vécus de conscience dans leur rapport au moi réel, conçu ici comme un ensemble de traces ou de dispositions, pour les intégrer à un système causal, ce qui, nous dit Lipps, fait d'elle une science au même titre que la science de la nature (Naturwissenchaft), dont elle constitue le « pendant » (Seitenstück) . La psychologie explicative-causale n'est en définitive rien d'autre que la psychologie au sens étroit du terme (Lipps 1905a, 65), celle que pratiquent les psychologues « professionnels ». C'est par opposition à la psychologie explicative-causale que Lipps s'attache ici à définir la psychologie de la connaissance de soi, ce qu'il préfère désormais appeler la « psychologie pure » ou « science de la conscience ». Dans la continuité de « Die Aufgabe der Psychologie » (1904a), il voit dans cette troisième forme de psychologie celle qui se rapporte spécifiquement au « moi transcendant à la conscience » – dit en ce cas aussi « moi en soi » (Ich an sich) ou « moi raison » (Vernunft-Ich) – et qui traite de la légalité rationnelle et normative (Vernunft-/Normengesetzmässigkeit), une forme de psychologie qu'il convient d'assimiler à la logique et à l'axiologie normative (die normative Wertlehre) . Il qualifie également la psychologie pure de « psychologie en tant que science de l'esprit » (Psychologie als Geisteswissenschaft) et de « pure science de l'esprit » (reine Geiesteswissenschaft), dans la mesure où, selon lui, la psychologie en question ne s'oppose pas seulement à la psychologie de la conscience individuelle, mais aux sciences de la nature (Naturwissenschaften) en général (Lipps 1905a, 62). La quatrième forme de psychologie que Lipps distingue dans « Die Wege der Psychologie », la psychophysiologie (Psychophysiologie), est celle qui fait l'objet des développements les plus originaux. Comme il le précise, il ne s'agit pas d'une « voie de la psychologie » à proprement parler, puisque, quand bien même « partage[-t-elle] le même objet que la psychologie » (Lipps 1905, 66), la discipline correspondante apparaît fondamentalement comme une science de la nature. En effet, la psychophysiologie, dans la mesure où son objet spécifique est le cerveau (Gehirn), se caractérise par le fait de se rapporter à ce qu'il y a de physiquement réel (das physisch Reale) . Pour Lipps, c'est dans la manifestation de l'empathie (Einfühlung) – une problématique psychologique devenue, à cette époque, l'un de ses principaux intérêts de recherche39 – qu'il convient de rechercher l'origine de notre mode d'appréhension psychophysiologique de la réalité. Comme il l'explique, la fonction empathique, en tant que capacité à me projeter sur les objets du monde extérieur et à les éprouver comme un reflet de ma propre subjectivité, m'offre en effet la possibilité d'objectiver mon propre vécu immédiat et à interpréter ce que je perçois comme étant l'expression « d'une volition ou de n'importe quelle activité ou comportement psychiques » (Lipps 1905a, 67). A la faveur de l'appréhension de certaines « expressions vitales » (Lebensäusserungen), c'est-à-dire de symptômes physiques de l'intériorité d'autrui, « je prends conscience tout à la fois de [la] nature objective [du psychique] et de son appartenance aux processus corporels que [je] perçois » (Lipps 1905a, 67). C'est ainsi que, nous dit Lipps, le psychophysiologiste parvient à rattacher les phénomènes psychiques à la manifestation d'une conscience unitaire, c'est-à-dire à un moi, tout en reliant ce moi à une entité physique particulière, c'est-à-dire le cerveau. En accord avec ses préoccupations métaphysiques de l'époque, Lipps insiste ici sur le fait que, le moi et le cerveau, dans la mesure où ils correspondent, respectivement, à quelque chose de «psychiquement » et de « physiquement » réel et restent ainsi, l'un comme l'autre, inconnaissables en soi, il n'y a aucune raison pour ne pas les identifier l'un à l'autre et pour ne pas les considérer comme formant un seul et même « substrat » (Substrat) de la vie consciente (Lipps 1905a, 69). Dans cette perspective moniste, et dans la continuité d'une réflexion engagée dans ses écrits psychologiques précédents, il s'affirme ici comme un partisan déclaré du parallélisme psychophysique (der psychophysische Parallelismus ), c'est-à-dire de la thèse selon laquelle le psychique et le physique, s'ils se manifestent corrélativement l'un à l'autre, ne sont au fond que deux modes d'apparition d'une seule et même forme de réalité.40

42Paru la même année que « Die Wege der Psychologie », « Inhalt und Gegenstand. Psychologie und Logik » (1905c), l'un des principaux écrits épistémologiques de Lipps, est un autre texte essentiel pour comprendre sa pensée psychologique tardive et son évolution. Une bonne part de cet essai est consacrée à la question du statut de la psychologie et de son rapport aux autres disciplines. Lipps s'attache ici à distinguer, non plus quatre, mais deux manières d'envisager la science psychologique, deux branches de ce qu'il désigne ici comme « la psychologie au sens englobant du terme » (die Psychologie im umfassenden Sinne), « la psychologie » ou « la science de l'expérience du moi en général » (die Psychologie/Wissenschaft der Icherfahrung überhaupt), ou encore « la science de la conscience » ou « de l'esprit tout court » (Bewusstseinswissenschaft/Geisteswissenschaft schlechtweg). Les deux branches en question ne sont rien d'autre que (a) la psychologie explicative-causale ou psychologie de la conscience individuelle, qu'il qualifie ici plus volontiers de « psychologie empirique » (empirische Psychologie), et parfois aussi de « doctrine de l'âme » (Seelenlehre) 41, et (b) la science de la conscience, appelée en ce cas aussi « psychologie de l'expérience du moi » (Psychologie der Icherfahrung) et « science des faits de conscience » (Wissenschaft der Bewusstseinstatsachen) (Lipps 1905c, 558-586, 599-639). Pour Lipps, cette « double notion de psychologie » renvoie à une double façon d'envisager un double rapport à l'expérience (Lipps 1905c, 558-563). C'est ainsi que la psychologie au sens englobant du terme s'oppose à la science de la nature et à la géométrie, en ce qu'elle procède, non de l'« expérience des objets » (Gegenstandserfahrung), mais de l'« expérience du moi » (Icherfahrung), c'est-à-dire en ce que j'éprouve ici les vécus du moi comme étant des objets au lieu d'éprouver les objets comme quelque chose de différent de moi (Lipps 1905c, 559-560). Il convient par ailleurs de distinguer, au sein de l'expérience du moi, « l'expérience médiate » de « l'expérience immédiate » (die mittelbare/unmittelbare Erfahrung), une distinction qui fonde, aux yeux de Lipps, la différence entre psychologie empirique et science des faits de conscience. Ainsi, alors que, pour la psychologie empirique, « les vécus de conscience en tant que tels, c'est-à-dire [d]es vécus du moi, tel qu'on les découvre (vorgefunden werden), sont les signes ou les symboles de quelque chose au travers de quoi l'esprit pensant dirige son regard pour trouver ce qui se trouve derrière », il s'agit, pour la science des faits de conscience, de « ne pas chercher à regarder derrière le donné immédiat et se poser la question de savoir comment est élaboré le donné immédiat, ce qui se trouve en lui, et quelles peuvent être les lois qui le régissent intrinsèquement » (Lipps 1905c, 562). Dans la continuité directe de ses écrits précédents, Lipps voit dans la première le pendant (Gegenstück) de la science de la nature, tandis qu'il assimile la seconde aux trois « sciences pures » (reine Wissenschaften) que sont, selon lui, la logique, l'esthétique et l'éthique normatives. D'une manière générale, la conception de la psychologie explicative-causale et de la science de la conscience qu'il propose dans « Inhalt und Gegenstand » diffère peu de celle exposée dans « Die Wege der Psychologie ». Il se montre toutefois ici original en ce qui concerne un certain nombre de points. Ainsi, en ce qui concerne la psychologie explicative-causale ou empirique, Lipps propose, dans « Inhalt und Gegenstand », une réflexion particulièrement poussée sur la nature et l'origine du « contexte » (Zusammenhang), c'est-à-dire de cette entité, « régi[e] par des lois » que, dans ce genre d'approche psychologique, « nous posons, par le truchement de la pensée, au fondement des phénomènes psychiques » (Lipps 1905c, 600). Il insiste ici tout d'abord sur le fait que la conscience telle qu'elle se manifeste dans l'expérience immédiate est une conscience « en général » (Bewusstsein überhaupt), c'est-à-dire un moi dépourvu de toute détermination individuelle, qui n'est rattaché à aucun individu particulier. (Lipps 1905c, 563-570).42Comme il l'explique, ce n'est qu'à partir du moment où je parviens à me figurer l'existence de consciences étrangères à moi, c'est-à-dire d'individus conscients transcendants à la conscience, que surgit en moi le concept de conscience individuelle. Les moi individuels, issus du partage, par la pensée, de la conscience en général, sont des moi numériquement différents que je conçois comme autant d'unités conscientes dont les « porteurs » existent séparément en divers points de l'espace. C'est ainsi que, dans Inhalt und Gegenstand, Lipps explique l'origine de ce moi réel auquel, selon lui, dans toute analyse explicative-causale, le psychologue cherche à rapporter les vécus de conscience immédiats. Toutefois, à ses yeux, le fait de pouvoir penser une conscience individuelle ne suffit pas, en tant que tel, à définir le « contexte » dont participe la psychologie empirique. En plus de poser l'existence d'un moi transcendant, il me faut appréhender ce dernier comme ce qui, en vertu de lois déterminés, sous-tend l'apparition de ce qui se manifeste immédiatement à moi dans la conscience (Lipps 1905c,571-586). Pour ce faire, je dois être en mesure d'interpréter les contenus de sensation comme étant ceux que « possède » un individu donné, c'est-à-dire, non plus de les éprouver comme phénomènes mais de les penser comme des processus, en inférant l'existence d'un lien causal entre les stimuli et la conscience individuelle, mais aussi de penser ces processus en relation aux processus d'association et de mémoire, dans leur lien causal avec le reste de la vie consciente. Enfin, nous dit Lipps, le contexte dont participe la psychologie empirique n'est véritablement défini qu'à partir du moment où le cerveau est assimilé à un substrat (Substrat) de la conscience individuelle, c'est-à-dire à partir du moment où je suis capable de mettre en rapport, par la pensée, une entité psychique avec une entité physique, en considérant la première comme étant « insérée » dans la seconde (Lipps 1905c, 599-611). Lipps insiste ici sur le fait que le substrat n'est pas la cause de la vie consciente, mais simplement « ce qui motive nécessairement notre croyance en [l'existence de cette dernière], c'est-à-dire, plus précisément, la cause de ce qui motive nécessairement cette croyance » (Lipps 1905c,609). Comme il l'explique, quand bien même l'âme et le cerveau demeurent-ils conceptuellement irréductibles l'un à l'autre, le fait que l'on ait affaire ici à deux entités inconnaissables en soi, pensées en un même endroit du monde « matériellement réel », nous oblige à les identifier (Lipps 1905c, 606-610). Lipps, qui se réclame ici aussi du parallélisme psychophysique, pose ici la question de l'identité de ces « deux séries de faits » que sont le psychique et le physique. Pour ce qui est de la science de la conscience, Lipps ne l'envisage pas ici de façon fondamentalement différente que dans « die Wege der Psychologie » (et « Die Aufgabe der Psychologie »), puisqu'il la définit comme la forme de psychologie dont l'objet est « le moi pur » – qu'il désigne en ce cas aussi comme « le moi pur et complet » (das reine und ganze Ich ), « le moi en tant que tel » (das Ich selbst), « le moi supra-individuel » (das überindividuelle Ich), « le moi supra-temporel » (das überzeitliche Ich), ou encore comme « la conscience pure » (das reine Bewusstsein) – et qu'il l'assimile à « la science de la science et de la conscience morale, c'est-à-dire de la vérité et du bien, et donc aussi celle du beau » (Lipps 1905c, 626). Il n'en fait pas moins montre d'originalité en ce qu'il voit par ailleurs en elle la science des « actes purs » (reine Akte) du moi ou de la conscience, c'est-à-dire des actes de pensée, d'évaluation et de volition, tels qu'ils peuvent se manifester dans l'activité (Tätigkeit) (Lipps, 1905c, 623-627). Ainsi, explique Lipps, si la psychologie empirique se rapporte à la substantialité, la science de la conscience a quant à elle à voir avec la « pure actualité» (reine Aktualiät), de sort que, dans le cas particulier des actes de la raison ou du jugement, elle « pose la question de savoir ce qui se trouve dans la pensée même, c'est-à-dire la question de savoir en quoi consiste celle-ci », et, par là-même, la question « de ce qu'est l'a priori de la connaissance » (Lipps 1905c, 625).

43On ne saurait raisonnablement rendre compte de l'évolution tardive des idées psychologiques de Lipps sans dire un mot sur les développements qu'il propose dans la deuxième et la troisième édition du Leitfaden der Psychologie (1906a, 1-49, 1909a, 1-68). L'étude de ces deux éditions permet à la fois de prendre la mesure du chemin intellectuel parcouru, en l'espace de quelques années, depuis la première édition de l'ouvrage (1903a), laquelle, on l'a vu, peut être considérée comme l'expression tardive de la première grande « phase » de la pensée psychologique lippsienne, et de se faire une idée des ultimes orientations théoriques et épistémologiques prises par cette dernière. La réflexion sur la nature et le statut de la psychologie proposée dans la partie introductive de la seconde édition de 1906 ne diffère guère de celle exposée, l'année précédente, dans « Inhalt und Gegenstand ». Lipps définit ici la psychologie, de manière très générale, comme « la doctrine de la conscience et des vécus de conscience » (Lipps 1906a, 1) et s'attache à distinguer une psychologie « au sens étroit » (im engeren Sinne) et une psychologie « au sens large » (im weiteren Sinne) . Cette distinction recouvre, sans doute possible, la dichotomie « psychologie explicative-causale »/« science de la conscience », Lipps préférant ci parler, dans le premier cas, de « psychologie au sens ordinaire du terme » (Psychologie im üblichen Sinne), de « doctrine de l'âme » (Seelenlehre), de « science de la conscience individuelle » et de « psychologue empirique », et, dans le second cas, de « psychologie comme science de l'esprit», de « science de la conscience en général » et de « science pure de la conscience ». Parmi les innovations intellectuelles intéressantes de la deuxième édition du Leitfaden, signalons ici la réflexion de Lipps sur les fondements méthodologiques de la psychologie expérimentale (Lipps 1906a, 42-47) et sa contribution au débat sur les localisations cérébrales43 (Lipps 1906a, 39-42). Parue trois ans plus tard, la troisième édition du Leitfaden témoigne quant à elle d'une nette inflexion dans sa manière de concevoir la science psychologique. Si Lipps continue ici à définir la psychologie, de manière très générale, comme « la doctrine de la conscience et des vécus de conscience » (Lipps 1909a, 1), il s'attache à abolir la distinction entre la psychologie « au sens large » et psychologie « au sens étroit » au profit d'une conception unitaire de la discipline. C'est ainsi que la psychologie apparaît ici fondamentalement comme « la science de l'expérience » (Erfahrungswissenschaft), plus précisément, la « doctrine de la conscience et des vécus de conscience » (die Lehre vom Bewu ß tsein und den Bewu ß tseinserlebnissen), ou encore « la science empirique du moi et de ce qui survient au sein du moi » (die empirische Wissenschaft vom Ich und den Vorkommnissen im Ich) (Lipps 1909a,1). Par opposition à la science de la nature, dont elle constitue le contrepoint, elle correspond à cette partie de la philosophie qui s'occupe du « réel dont on ne peut faire l'expérience que de manière immédiate, c'est-à-dire qui ne peut être saisi que dans son essence », et n'est en définitive rien d'autre que « la science de la nature du réel » (die Wisse nschaft vom Wesen des Wirklichen) (Lipps 1909a, 1). La logique, la théorie de la connaissance, l'éthique et l'esthétique sont des parties de la science psychologique ainsi redéfinie, autant de disciplines, nous dit Lipps, qui, si elles ne se fondent pas sur cette dernière, sont « contenues en elle, c'est-à-dire sont présupposées par elle » (Lipps 1909a, 2). Quoi qu'il en soit, nous dit Lipps, la psychologie se doit d'être descriptive et analytique (zergliedernd) avant d'être explicative (Lipps 1909a, 3-4). Il appelle à présent « psychologie explicative » (erklärende Psychologie) ou « psychologie comme discipline explicative » (Psychologie als erklärende Disziplin) ce qu'il qualifiait auparavant de « psychologie empirique », de « psychologie explicative-causale » ou de « psychologie de la conscience individuelle ». S'il ne tient plus la psychologie en question comme une branche séparée de la science psychologique, il ne la considère pas moins comme champ d'étude spécifique dont les tenants et les aboutissants sont fondamentalement ceux discutés dans ses écrits précédents (Lipps 1909a, 3).

44En 1908, Lipps fait paraître Philosophie und Wirklichkeit (1908a), un essai pour pour partie consacré aux fondements de la science psychologique, considérée notamment dans son rapport aux autres disciplines. Il définit ici la psychologie, de manière très générale, comme « la science du réel » (die Wissenschaft des Wirklichen), plus précisément, comme « la science de la manifestation du réel » (die Wissenschaft der Erscheinung des Wirklichen), son objet spécifique étant, précise-t-il, « le réel en tant que tel » (das Wirkliche an sich) . Il parle aussi de la psychologie comme de la « science du moi » (Ich-Wissenschaft), celle-ci rapportant, soit (a) au moi individuel, auquel cas on affaire à la psychologie « au sens étroit », soit (b) au « sujet supra-individuel » (überindividueller Subjekt), auquel cas elle correspond à la logique, c'est-à-dire à la « science de la raison (Vernunftswissenschaft), laquelle englobe également l'éthique et l'esthétique « purement normatives » (Lipps 1908a, 32). Si on retrouve ici une vision des choses dont il était déjà largement question dans ses écrits précédents, Lipps innove en introduisant la notion de « phénoménologie psychique » (psychische Pänomenologie) – ce qu'il appelle aussi, plus simplement, « phénoménologie » –, qu'il définit ici comme « la connaissance de la nature de la conscience » (Lipps 1908a, 37), Comme il l'explique, l'étude de « l'infrastructure phénoménologique de la psychologie » (die phänomenologische Unterbau der Psychologie) peut être assimilée à « la théorie de la connaissance dans son ensemble », en ce qu'elle constitue une propédeutique, non seulement à la psychologie explicative, mais aussi à « la doctrine des sensations qui se produisent dans la conscience individuelle », à la logique, à l'éthique et à l'esthétique, ainsi qu'à « la connaissance de tous les modes de structuration ou de formation des choses au travers moi, et [à] la séparation des choses formées et les formations que le moi opère au niveau de ces dernières » (Lipps 1908a, 37). Comme que Lipps appelle ici, « phénoménologie » fait écho à la notion, théorisé dans « Die Wege der Psychologie », de « psychologie descriptive », et, plus encore, à la fonction qu'il reconnaît, à cette époque, à l'empathie, celle étant fondamentalement conçue, dans ses œuvres tardives, comme un pouvoir créateur de la conscience.44

45La réflexion de Lipps sur la nature et le statut de la science psychologique devait trouver son ultime expression dans « Zur “Psychologie” und “Philosophie” » (1912a).La conception unitaire de la psychologie exposée dans cet article s'inscrit dans continuité de celle défendue dans la troisième édition du Leitfaden (1909a). Lipps définit ici la psychologie comme « la science de l'intériorité (von dem Inneren), du monde intérieur, des personnes, du sujet, en d'autres termes, [comme] la science de ce dont on ne peut avoir qu'une expérience vécue (dem nur Erlebbaren), la science de la vie psychique » (Lipps 1912a, 3). La première tâche qui lui incombe, précise Lipps, est de connaître ce qui se trouve dans le réel lui-même (das Wirkliche selbst) ; la seconde consiste à s'intéresser à son « infrastructure » (Substruktion), c'est-à-dire à « compléter ce qui est vécu par ce qui ne l'est pas et n'est pas susceptible de l'être » (Lipps 1912a, 3), en mettant à jour son contexte causal. C'est ainsi que la psychologie peut devenir une « doctrine de la conscience et, à ce titre, s'intéress[er] à tout ce dont participe la vie consciente » (Lipps 1912a, 24). Toutefois, souligne Lipps, c'est uniquement dans la mesure où elle satisfait à la première de ces deux exigences qu'elle peut être considérée comme la science fondamentale (Grundwissenschaft) de la logique, de l'esthétique et de la logique pures, plus généralement de la métaphysique et, partant, de toutes les disciplines philosophiques (Lipps 1912a, 4 & 27). Elle paraît alors comme la voie d'accès à la métaphysique, la discipline qui s'occupe de « la nature du réel en-dehors de moi ou de la conscience individuelle », et le coeur (Kern) de la philosophie, ici définie comme « la science de la nature du réel » (Lipps 1912a, 27).45

Théorie du sentiment

46En tant que « praticien » de la psychologie, Lipps s'est emparé de très nombreux domaines de recherche spécifiques, comme en témoignent en particulier les Grundtatsachen des Seelenslebens (1883) et les trois éditions du Leitfaden der Psychologie (1903a, 1906a, 1909a). C'est ainsi qu'il s'est intéressé, par exemple, à la psychophysiologie sensorielle, à la perception de l'espace, à la perception du temps, à l'attention et à l'aperception, à l'action et aux processus volitionnels, à la mémoire, à la conscience et l'inconscient, à la cognition sociale, à la question des rapports corps-esprit, etc. – autant de problématiques classiques pour l'époque auxquelles il s'est efforcé d'apporter une réponse originale. Il convient ici de souligner que, contrairement à la plupart de psychologues allemands de sa génération, Lipps ne s'est pas directement frotté à la psychologie expérimentale. L'image traditionnelle d'un Lipps psychologue-philosophe fondamentalement réfractaire à l'expérimentation (Centi 2002 ; Manotta 2002 ; Fabbianelli 2013b) se doit cependant d'être nuancée : tout d'abord parce, tout au long de sa carrière, Lipps s'est attaché à commenter des travaux de psychologie expérimentale (voir en particulier : Lipps 1883, 1903a, 1906a, 1909a) ; ensuite, il ne faut pas oublier que la plupart des psychologues « expérimentalistes » allemands de l'époque défendaient en réalité, à l'instar de Lipps, une approche fondamentalement théorique et spéculative de la vie mentale ; enfin, il convient de rappeler ici que Lipps avait envisagé très sérieusement le projet – resté inabouti de son vivant – d'établir un laboratoire de psychologie expérimentale à Munich.46

47Parmi les nombreux champs d'étude psychologiques abordés par Lipps, il est est un pour lequel son intérêt ne s'est jamais démenti et qui a donné lieu chez lui à un véritable programme de recherche : la psychologie affective.47 « Psychologie affective » (Gefühlspsychologie) est une expression qui s'impose, dans la seconde moitié du XIXe siècle, pour désigner la branche de la science psychologique spécifiquement tournée vers l'étude des sentiments (Gefühle), la classe d'états mentaux dont la fonction est de permettre au sujet d'apprécier, positivement ou négativement, ses propres contenus de conscience – les représentations (Vorstellungen) – ou les rapports qui existent entre eux (Romand 2016, 2015, 2017).48 Progressivement théorisé entre la fin du XVIIIe siècle et le début du début du XIXe siècle, le concept de sentiment s'affirme, dans la seconde moitié du siècle, comme l'un des principaux objets de recherche de la psychologie de langue allemande – un engouement qui devait culminer dans la première décennie du XXe siècle (Romand 2015, 2017, 2018a, 2019a 2021b, 2021c). Au cours de cette période, les psychologues germanophones prennent en effet peu à peu conscience qu'il ne suffit pas, pour rendre compte de la complexité de la vie mentale, de se focaliser sur les processus cognitifs, tels qu'ils peuvent être analysés au travers de l'étude des représentations (Vorstellungen), mais qu'il convient aussi de faire toute sa place aux processus métacognitifs, c'est-à-dire à toutes les opérations d'évaluation de l'activité représentationnelle – des processus qu'ils cherchent généralement à mettre au compte de cette catégorie d'états mentaux que sont les sentiments (Gefühle) (Romand 2016, 2015, 2017). Les travaux de Lipps apparaissent, à cet égard, emblématiques du « tournant affectif » qui s'opère alors dans la psychologie de langue allemande et qui affecte aussi, plus généralement, les diverses disciplines philosophiques et les sciences de l'esprit qui se développent alors en lien étroit avec elle (Romand 2015, 2018a, 2019a, 2019b, 2021b). C'est ainsi que Lipps fait montre, à partir de la fin des 1880, d'un intérêt croissant pour la question du sentiment, ce dont témoigne en particulier la parution d'un certain nombre d'articles spécialisés sur la question (1889 ; 1894 ; 1895 ; voir aussi : 1896b, 1898a). La publication en 1901, de Das Selbstbewusstsein. Empfindung und Gefühl (1901), et surtout, l'année suivante, de Vom Fühlen, Wollen und Denken (1902a), devaient l'imposer comme l'un des principaux représentants de la psychologie et de l'épistémologie affectives de l'époque.49 Le sentiment devait rester, jusqu'à la fin, un sujet majeur de sa réflexion psychologique (1903a, 249-291, 1906a, 281-308, 1907a, 1907e, 1909a, 314-344, 1912c). On constate par ailleurs que, en lien plus ou moins direct avec le développement de sa psychologie affective, Lipps s'est intéressé au rôle joué par les sentiments dans la logique et la théorie de la connaissance, mais aussi dans l'esthétique et, plus tard, l'éthique – un vaste champ de recherche dont les tenants et les aboutissants seront abordées plus loin dans les sections correspondantes.

48C'est dans Die psychischen Grundthatsachen und die Erkennt ni ß (Lipps 2013a, 31-34, 36-41) que Lipps aborde pour la première fois la problématique psychologique des sentiments (Gefühle) . Dans cet écrit de jeunesse, il fait de l'affectivité (das Fühlen) 50 l'instance « évaluatrice » de la vie psychique qui se manifeste au travers des deux vécus opposés de plaisir (Lust) et de déplasir (Unlust). Les états affectifs restent ici toutefois restent mal distingués de la fonction représentationnelle. C'est là une conception que l'on devait retrouver, quelques années plus tard, dans les Grundtatsachen des Seelenslebens (1883, 19-27, 59-64, 195-210), un ouvrage dans lequel Lipps propose par ailleurs d'intéressants développements sur les conditions d'apparition des sentiments, sur l'origine de leur apparente diversité phénoménologique, sur leurs implications fonctionnelles, ou encore sur la nature de leurs substrats neuraux – autant de problématiques alors couramment débattues dans la psychologie affective germanophone (Romand 2015, 2017). Il faut toutefois attendre la fin des années 1880 pour que Lipps se décide à faire du sentiment un sujet d'étude à part entière et propose des avancées significatives concernant leur phénoménologie. Entre 1889 et 1898, renonçant à l'idée que les vécus affectifs participent de la seule manifestation du plaisir et du déplaisir, il élabore un modèle «  bi- » puis « tridimensionnel » du sentiment.51 C'est ainsi qu'il fait, à côté des états hédoniques, du « sentiment de volonté » ( Willensgefühl/Gefühl des Willens ) ou « de conation » ( Strebensgefühl/Gefühl des Strebens ) une qualité à part entière des phénomènes affectifs (Lipps 1889, 1894, 1895, 1896b), une propriété à laquelle il ajoute, à partir de 1898, le couple « gaîté/sérieux» (Heiterkeit/Ernst) (Lipps 1898a, 113-142). La parution, en 1901, de Das Selbstbewusstsein. Empfindung und Gefühl (1901b), et, plus encore, l'année suivante, de Vom Fühlen, Wollen und Denken (1902), devait marquer l'aboutissement de la réflexion de Lipps sur la phénoménologie des sentiments, et, plus généralement, tout en proposant un certain nombre de clarifications quant à leur nature.52 La psychologie affective dont il se réclame alors s'articule autour de quatre idées principales : (a) les sentiments sont des états mentaux ontologiquement distincts des sensations (Empfindungen), et, plus généralement, de tous e qui relève de « l'objectuel », c'est-à-dire des images qui nous sont données à la conscience ; (b) les sentiments individuels se rapportent tous à la manifestation d'un seul et même « moi affectif » (Gefühls-Ich) ou « sentiment du moi » (Ich-Gefühl), assurant ainsi une mise en relation expérientielle immédiate avec « les qualités des vécus objectuels » ; (c) il existe une infinité de « dimensions » (Dimensionen), de « qualités » (Qualitäten) ou de « déterminations » (Bestimmitheiten) affectives, le plaisir/déplaisir n'étant qu'une manifestation expérientielle parmi d'autre de la vie affective ; (d) les sentiment sont tous susceptibles de se manifester selon deux directions qualitativement antagonistes, c'est-à-dire selon un jeu d' « oppositions affectives » ( Gefühlsgegensätze ) 53 (Lipps 1901b, 1902a). Au tournant du XXe siècle, Lipps apparaît, avec Wundt, comme le principal représentant de la « théorie multidimensionnelle du sentiment », c'est-à-dire de la thèse selon laquelle, loin de se réduire à l'expression du plaisir et du déplaisir, la vie affective participe d'une pluralité de « dimensions » phénoménologiques (Romand 2021c). Les idées exposées dans Vom Fühlen, Wollen und Denken devaient être reprises, mutatis mutandis, dans le chapitre du Leitfaden der Psychologie (1903a, 49-91) que Lipps consacre aux sentiments, et dans lequel il élabore, pour la première fois, une typologie – tout à la fois phénoménologique et fonctionnelle – des états affectifs.54 A partir de 1905 (Lipps 1905b, 187-196), la psychologie affective lippsienne connaît une nette inflexion, tout en continuant de s'inscrire, dans une certaine mesure, dans la continuité des travaux de la période précédente – ce dont rendent bien compte la deuxième et la troisième éditions du Leitfaden (1906a, 281-308, 1909a, 314-344), ainsi que la seconde édition de Vom Fühlen, Wollen und Denken (1907a ; voir aussi : 1906d, 1907e, 1912c). Si, au cours de cette dernière période, Lipps se réclame encore ouvertement de la théorie multidimensionnelle du sentiment (Lipps 1907e, 1912c), il tend de fait à restreindre son analyse aux états affectifs pris « au sens étroit du terme » c'est-à-dire aux seuls sentiments de plaisir et du déplaisir (Lipps 1905b, 188 & 192 ; 1906a, 281 ; 1909a, 314-315). On constate par ailleurs une propension à assimiler l'affectivité à la manifestation de l'« activité » (Tätigkeit) et de la « conation » (Streben), deux types de vécus similaires considérés ici, non plus comme des qualités affectives particulières, mais comme une caractéristique générale du « moi-conscience » pris dans sa totalité (Lipps 1905b, 1907a, 1907e). Si elle témoigne de la rapide évolution de sa pensée psychologique et épistémologique cours dans la première décennie du XXe siècle, la psychologie affective tardive de Lipps reflète aussi les fortes tendances « holistes » qui commencent alors de se manifeste avec force dans la recherche psychologique allemande (Ash 1995 ; Romand 2009).

Empathologie

49Nous l'avons déjà souligné dans la première partie de cet article, c'est avant tout comme théoricien de l'empathie (Einfühlung) 55, tout particulièrement comme théoricien de l'empathie esthétique (ästhetische Einfühlung), que Lipps reste aujourd'hui connu. Pourtant, l'empathologie56 lippsienne reste peu et superficiellement étudiée, et n'est que très récemment que les commentateurs se sont attachés à analyser de manière systématique cette dimension, en effet essentielle, de sa pensée de la maturité.57 Quoi qu'il en soit, faut ici bien garder à l'esprit que l'empathie est une expression relativement tardive de la pensée lippsienne, puisque ce n'est qu'en 1900, à la faveur de la parution de son article « Aesthetische Einfühlung » (1900), que Lipps, non seulement recourt pour la première fois au terme « Einfühlung », mais qu'il entreprend de thématiser le concept correspondant pour l'intégrer au sein d'un véritable modèle théorique (Fabbianelli 2018b, Romand 2021a). Il n'en reste pas moins, comme nous allons le voir, que Lipps n'a pas attendu le tournant du XXe siècle pour s'intéresser à un certain nombre de problématiques amenées à devenir des thèmes majeurs de son empathologie (Romand 2021a). De 1900 à 1913, date à laquelle remontent ses derniers écrits sur la question (Lipps 1913, 2018), l'empathie s'impose comme un aspect incontournable de ses recherches, devenant, à partir de 1903-1905, un objet d'étude proprement interdisciplinaire, au carrefour de sa psychologie, de son esthétique, de sa théorie du langage et des diverses branches de sa philosophie théorique et pratique. Longue de près de 700 pages, l'édition des œuvres empathologiques de Lipps, publiée en 2018 par Faustino Fabbianelli (2018a), donne une idée de l'importance de la production lippsienne sur la question de l'empathie sur un peu plus d'une décennie.58

50Objet d'étude interdisciplinaire, l'empathie n'en demeure pas moins, aux yeux de Lipps, un concept de nature fondamentalement psychologique, ainsi qu'il le rappelle en particulier dans son article « Weiteres zur “Einfühlung” » (1904b, 519). Plus précisément, comme il le souligne dans les trois éditions du Leitfaden der Psychologie (1903a, 198-200, 1906a, 193, 205-207, 1909a, 222-234-237) on a ici affaire à une fonction psychologique qui, en tant qu'elle nous permet d'accéder à la connaissance que nous avons des autres hommes, doit être considérée comme la source (Quelle) de l'un des trois grands domaines du savoir ou de la connaissance (Gebiete des Wissens/der Erkenntnis), à côté de la « perception sensorielle » (sinnliche Wahrnehmung), au moyen de laquelle nous parvenons à la connaissance des choses et des objets physiques, et de la « perception interne » (innere Wahrnehmung), qui est à l'origine de la connaissance que nous avons de nous-mêmes (Lipps 1903a, 187). La conception que Lipps propose ici de la fonction empathique, qu'il assimile à une sorte de pouvoir cognitif originel, est compatible avec cette autre idée qu'il défend à la même époque, selon laquelle elle consiste en la manifestation d'un « instinct », dont il convient d'admettre l'existence, mais qu'il ne s'agit en aucun cas d'expliquer.59 L'empathie n'en reste pas moins, à ses yeux, une activité de nature fondamentalement psychologique qui, dès lors qu'elle tient lieu d'instrument de connaissance, est soumise à un double processus d'« intellectualisation » et de « correction » (Korrektur) . Ainsi, explique Lipps, mon empathie est dite « intellectualisée » (intellektualisiert) à partir du moment où je parviens à distinguer mon propre moi du moi d'autrui, c'est-à-dire à partir du moment où il se produit une césure entre « le moi non-objectivé » (das nicht-objektivierte Ich) – le moi, comme il le dit encore, « libre de toute aliénation à l'objet extérieur » (Lipps, 1903a, 198) – et le « moi objectivé » (das objektivierte Ich), que peux alors rattacher de manière pérenne à un objet externe. A partir de ce moment, l'empathie est susceptible d'être « corrigée » (korrigiert), en ce que, toujours selon Lipps, je suis en mesure d'interpréter, sur la base des comportement que j'observe, ce qui se manifeste immédiatement à moi dans l'acte empathique (Lipps 1903a, 198-199). Il convient de rappeler, à ce niveau, le rôle dévolu à l'empathie dans la réflexion lippsienne sur les fondements de la psychologie à partir de la publication de « Die Wege der psychologie » (1905a) et de « Inhalt und Gegenstand «  (1905c). Lipps, on s'en souvient, attribue, à partir de 1905, une fonction essentielle à la faculté d'empathisation dans l'élaboration du « contexte » et détermination du « substrat » à la lumière desquels le psychologue étudie objectivement les phénomènes psychiques.

51Comme Lipps le précise au début de la seconde partie de son Ästhetik, le terme « empathie » peut être entendu de deux manière différentes. Tout d'abord, considéré « en général » (überhaupt), il désigne simplement le fait « que j'“aie un sentiment de moi-même” » (ich mich fühle)  » (Lipps 1906b, 1), l'empathie n'étant finalement ici rien d'autre que ce Lipps appelle par ailleurs le « moi affectif », le « sentiment du moi » ou encore le « moi-conscience » », c'est-à-dire la conscience immédiate liée à la manifestation des sentiments. Ensuite, entendue de manière plus spécifique, le terme « empathie » peut désigner, nous dit Lipps, « le fait que le sentiment en question se rapporte à quelque chose d'autre que moi, à un objet différent de moi ou au fait qu'il nous donne immédiatement l'impression d'“être localisé” (liegt) dans cet objet » (Lipps 1906b, 1). En règle général, c'est cette seconde acception que Lipps retient dans ses écrits empathologiques, même si, nous allons le voir, les deux définitions qu'il propose devaient tendre à se confondre dans ses œuvres tardives. Quoi qu'il en soit, selon la définition « canonique » qu'il convient de retenir ici, la fonction empathique correspond à la capacité qu'a l'individu à projeter son propre moi affectif sur les objets du monde extérieur, à se sentir vivre en eux, et à les appréhender comme comme le reflet de sa propre subjectivité. Lipps parle en ce cas aussi de processus d'« auto-objectivation » (Selbstobjektivation, Selbstobjektivierung), de phénomène de « participation » (Anteilnahme, Anteilnehmen), ou encore d' « épanchement vital de soi » (Sichausleben) (Lipps 1903b, 1909a, 48-51). Dans les écrits de Lipps, la manifestation de la fonction empathique est typiquement associée à des formes d'expérience telles que l'« animation » (Beseelung), la « vitalisation » (Belebung), la « vitalité » (Lebhaftigkeit), l'« activité » (Tätigkeit), l'« auto-activité » (Selbstätigkeit ) ou encore l'« anthropomorphisation » (Vermenschlichung) (Lipps 1900, 1903b, 1906b). Si, on l'a dit, il ne trouve sa véritable formulation théorique qu'en 1900, dans l'article « Aesthetische Einfühlung » (1900 ; voir aussi : Fabbianelli 2018b, Romand 2021a), le concept lippsien d'empathie s'élabore en réalité progressivement à partir du début des années 1880, dans le cadre : (a) de ses travaux philosophiques sur la perception « anthropomorphique » de la causalité, dans lesquels il analyse la tendance naïve que nous avons à percevoir le monde physique environnant comme étant animé de relations causales, en projetant sur lui notre « sentiment de force » (Kraftgefühl) et en interprétant ses constituants à l'aune de notre propre « effort de volonté » (Willensanstrengung) (Lipps 1880/1881, 1882, 1890, 1893, 79-84) ; (b) de ses études sur « la mécanique esthétique » (die ästhetische Mechanik), dans lesquels il développe l'idée que l'esthétique de l'espace consiste à « sympathiser » avec les « forces » (Kräfte) et les « activités » (Thätgkeiten) dont les formes nous paraissent être animées (Lipps 1891, 1897, 1898b).60 Dans son article « fondateur » de 1900, Lipps envisage l'empathie d'un point de vue essentiellement esthétique et il faut attendre 1903 et la parution de « Einfühlung, innere Nachahmung und Organempfindungen » (Lipps 1903c) et, surtout, de la première partie de l'Ästhetik (1903b) et de la première édition du Leitfaden der Psychologie (1903a, 187-201), pour qu'il en fasse une véritable thématique interdisciplinaire et une problématique centrale de sa pensée.

52De 1900 à 1913, on on assiste à une transformation progressive du concept lippsien d'empathie, sans qu'il soit toujours possible de cerner avec précision les contours de cette évolution (Romand 2021a). Une chose est sûre en tout cas, c'est que l'année 1903, marquée par la publication de trois écrits importants (Lipps 1903a, 1903b, 1903c), constitue un point d'inflexion notable dans la pensée empathologique de Lipps. C'est, nous l'avons dit, à partir de cette date qu'il en fait une notion clé de sa pensée et que, dépassant le champ étroit de l'analyse esthétique et psychologique, il cherche à l'appliquer à la plupart des autres domaines de recherche qui sont les siens à cette époque. De manière tout à fait significative, c'est en 1903 que Lipps en vient à proposer une véritable typologie des phénomènes empathiques, à la lumière des multiples implications fonctionnelles qu'il reconnaît dès lors à l'empathie. Comme nous le verrons aussi, cette année se caractérise en outre par un changement brutal dans la manière qu'il a d'envisager les fondements psychologiques de la fonction empathique, Lipps passant d'une interprétation « psychoaffective » à une interprétation « instinctuelle » de cette dernière. Enfin, c'est à partir de 1903 également que commencent de se manifester de fortes tendances « holistes » au sein de l'empathologie lippsienne. Lipps semble dès lors considérer la fonction empathique comme un grand « pouvoir » de l'esprit, polyvalent et ubiquiste, irréductible à toute véritable analyse psychologique, dans lequel il voit le fondement explicatif d'une foule de phénomènes de conscience très différents. En d'autres termes, il cherche alors à assimiler l'empathie à une sorte de « faculté » mentale, ce sont témoigne parfaitement sa conception de l'empathie comme grande « source » de la connaissance et comme « instinct ». Cette évolution de la pensée empathologique de Lipps fait très directement écho aux changements qui s'opèrent, à la même époque, dans sa psychologie affective. On l'a vu dans la section précédente, il voit alors dans la vie affective, non plus tant la manifestation de sentiments individuels, que l'« activité » du moi, considérée comme une totalité analysable. Point d'aboutissement de cette conception holiste de la fonction empathique, les œuvres tardives de Lipps témoignent aussi de ce que l'on peut appeler le tournant « épistémologique » de son empathologie (Romand 2021a). Cette tendance est particulièrement palpable dans ces ultimes contributions que sont Zur Einfühlung (1913) – le plus long des écrits de Lipps spécifiquement consacrés à la question de l'empathie et le dernier publié de son vivant – et « Der Begriff der Einfühlung » (2018), un inédit récemment publié par Fabbianelli. Dans ces textes, Lipps en vient à considérer l'empathie comme « une action créactice » (ein schöpferisches Tun), assimilant alors l'acte empathique à un acte de « création mentale » (geistliches Schaffen), lequel nous permet de déterminer, en notre qualité de sujet, les objets que nous appréhendons. Le fait d'empathiser apparaît ici fondamentalement comme une opération de refaçonnage des objets sur la base de « facteurs co-constitutifs » (mitkonstituierende Momente), c'est-à-dire de déterminations subjectives qu'il s'agit alors d'adjoindre à leurs déterminations objectives. Dans le cadre de ce modèle tardif de l'empathie, Lipps cherche à comprendre quelle est la part prise par les processus psychologiques – ici identifiés à l'activité du moi affectif – dans les diverses formes de la connaissance, comme par exemple le jugement ou la perception, et à déterminer la nature du rapport que la psychologie – identifié ici à la psychologie affective – entretient avec la théorie de la connaissance.

53Tout au long de sa carrière d'empathologue, Lipps n'a eu de cesse de considérer l'empathie comme un concept psychologique, et c'est dans le langage de la psychologie qu'il s'est toujours efforcé d'en comprendre l'origine. Ainsi, comme il l'explique dans son article de 1900 « Aesthetische Einfühlung » (1900, 418-424), l'expérience empathique consiste à se sentir librement conditionné par un objet et résulte de la manifestation conjointe d'un sentiment de passivité (Passiviäi), qui nous fait éprouver cet objet quelque chose d'objectif, et d'un sentiment d'activité (Aktivität), qui nous le fait éprouver comme quelque chose de subjectif .61 Dès 1903, pourtant, Lipps abandonne ce modèle fondé sur l'analyse de la vie affective au profit d'une approche en termes « d'instinct » ou de « pulsion ». Selon cette conception à laquelle il devait rester fidèle jusqu'à la fin, le fait d'empathiser suppose un « double recours à l'instinct », c'est-à-dire la manifestation conjointe d'une pulsion d'imitation (Nachahmungstrieb) et d'une pulsion d'expression (Trieb der Äu ß erung) (Lipps 1903a, 188-189 ; 1903b, 107-122; 1904b, 1906b, 22-32; 1907f). Tandis que la pulsion d'imitation correspond à la tendance que nous avons à nous sentir comme quelque chose d'agissant dans l'image de ce que nous percevons (par exemple un geste en train d'être accompli), la pulsion d'expression correspond quant à elle à la tendance que nous avons à revivre, en appréhendant l'image perceptive, des états émotionnels caractéristiques de notre intériorité que nous avons coutume d'associer à cette dernière. Au-delà de la mise en évidence de ces deux composantes pulsionnelles, l'instinct empathique (der Instinkt der Einfühlung) n'est pas susceptible, nous dit Lipps, d'être analysé plus avant et demeure, à cet égard, « un mystère absolu ».

54D'une manière générale, il convient de subsumer sous le concept lippsien d'empathie tout ce qui relève de ce que l'on appelle aujourd'hui la cognition sociale, c'est-à-dire l'ensemble des processus cognitifs en vertu desquels l'individu parvient à connaître d'autres entités vivantes ou conscientes que lui-même, est capable d'accéder à l'intériorité d'autrui et est en mesure d'interagir de manière concertée avec d'autres individus (Malle & Hodges 2005 ; Fiske & Taylor 2008). Plus précisément, les travaux de Lipps sur la fonction empathique ont à voir avec ces problématiques largement étudiées depuis quelques décennies que sont : (a) l'empathie au sens étroit et ordinaire du terme62, c'est-à-dire la capacité que nous avons à « nous mettre à la place d'autrui » pour en partager les états émotionnels ; (b) la théorie de l'esprit, c'est-à-dire notre capacité à faire l'expérience d'êtres semblables à nous en reconnaissant à certains de nos contents perceptifs la propriété d'être doués d'états mentaux (Marraffa 2021); (c) la perception de de l'« animéité » ou de l'« animacité », en d'autres termes, la capacité que nous avons à interpréter spontanément comme quelque chose de « vivant » certains phénomènes qui s'offrent à nous dans la conscience (Scholl & Tremoulet 2000) ; (d) l'expression des émotions, c'est-à-dire tout ce qui touche à la communication des états affectifs au travers de la manifestations de certains symptômes corporels (Abell & Smith 2016) ; (e) le sens de l'agentivité, c'est-à-dire tout ce qui touche à notre vécu de l'action volontaire et de son attribution aux autres ou à nous-mêmes (Haggard & Heitam 2015). Il convient ici d'ajouter la perception de la causalité et la perception des forces physiques (White 2014), deux dimensions essentielles de la théorie lippsienne de l'empathie, qui, si elles ne relèvent pas de la cognition sociale à proprement parler, recoupent plus ou moins directement les problématiques discutées ci-dessus.

55Dans son article de 1900, Lipps se contente d'établir une distinction entre l'empathie esthétique (ästhetische Einfühlung) et l'empathie pratique (praktische Einfühlung), la première n'étant pour lui qu'une forme plus élaborée de la seconde (Lipps 1900). Ce n'est qu'à partir de 1903 (Lipps 1903a, 187-197 & 200-201, 1903b, 96-246) qu'il se livre à une analyse typologique détaillée des processus empathiques, sans toutefois chercher à élaborer une véritable taxinomie de ces derniers (voir aussi : Lipps 1906a, 194-205 & 207-211, 1906b, 1-36, 1907h, 1907i, 1909a, 223-234 & 237-241, 1913, 341-359). La typologie proposée par Lipps est une typologie fonctionnelle, et c'est au total sept grandes formes ou « types » (Arten) d'empathie qu'il distingue dans ses divers écrits de la maturité63:

  1. L'empathie aperceptive générale (die allgemeine apperzeptive Einfühlung) : manifestation fondamentale de la fonction empathique, elle consiste, nous dit Lipps, dans le fait d'appréhender subjectivement l'organisation structurelle des objets (Lipps 1903a, 187-189 ; 1903b, 184-189, 243-246 ; 1906g, 107-108, 1906a, 194-197, 1909a, 223-226).
  2. L'empathie naturelle ou empathie pour la nature (Natureinfühlung, natürliche Einfühlung), dite aussi « empathie empirique » (empirische/erfahrungsmä ß ige Einfühlung), « empathie aperceptive empirique » (empirische apperzeptive Einfühlung), « empathie aperceptive conditionnée empiriquement » (empirisch bedingte apperzeptive Einfühlung) ou encore « empathie pour la nature et le contexte naturel » (Einfühlung in die Natur und den Naturzusammenhang)  : c'est là, pour Lipps, une autre manifestation fondamentale de la fonction empathique qui correspond à la tendance spontanée que nous avons à « animer » et à « anthropomorphiser » les éléments constitutifs de notre environnement physique (1903a, 190-191 ; 1903b, 156-223, 237-246, 1906a, 197-198, 1909a, 226-227).
  3. L'empathie pour la manifestation sensorielle d'autrui (die Einfühlung in die sinnliche Erscheinung Anderer), appelée également « empathie pour la manifestation sensorielle d'un individu humain » (Einfühlung in die sinnliche Erscheinung eines Menchen), « empathie pour la manifestation sensorielle d'individus étrangers » (Einfühlung in die sinnliche Erscheinung von den fremden Individuen), « empathie pour la manifestation sensorielle étrangère » (Einfühlung in die fremde sinnliche Erscheinung) ou encore « empathie pour la manifestation sensorielle et les expressions vitales de l'homme » (Einfühlung in die sinnliche Erscheinung und in die Lebensäu ß erungen des Menschen) : Lipps la définie comme la forme d'empathie en vertu de laquelle nous croyons l'existence d'autres d'autres « individus psychiques » ou d'autres « entités conscientes » que nous-mêmes (Lipps 1903a, 191-195, 1907f, 1907h, 282-283, 1913, p. 423-450, 1906a, 198-202, 1909a, 228-231).
  4. L'empathie intellectuelle (die intellektuelle Einfühlung),  : Lipps désigne ici la forme d'empathie propre aux phénomènes langagiers et qui est à l'origine du phénomène de compréhension (1903a, 195-197 ; 1903b, 481-504, 1906a, 202-205, 1909a, 231-234).64
  5. L'empathie en rapport avec les « états d'âme » (die Stimmungseinfühlung)  : c'est le type d'empathie, nous dit Lipps, qui consiste à retrouver dans les objets « un état d'esprit global de [notre propre] personnalité » exprimant une « une atmosphère d'ensemble » (Lipps 1903b, 443-444 ; voir aussi : Lipps 1903a, 190, 1903b, 219-223, 443-448, 479-481, 1907h, 281-282, 1906a, 196-197, 1909a, 226).
  6. L'empathie esthétique (die ästhetische Einfühlung)  : elle correspond à l'expression de la fonction empathique spécifiquement suscitée par l'appréhension des objets esthétiques (Lipps, 1900, 1903a, 200, 1903b, 1903c, 1904b, 1906a, 207-208, 1906g, 1907h, 1907i, 1909a, 237-238).65 C'est la plus connue des formes d'empathies étudiées par Lipps, et celle à laquelle il a, de loin, consacré le plus de pages.
  7. L'empathie éthique (die ethische Einfühlung), dite aussi « empathie pratique » (praktische Einfüjlung) ou « empathie altruiste » (altruistische Einfühlung) 66  : c'est la forme d'empathie « dont la particularité est de permettre l'émergence des relations qui rattachent de manière naturelle – c'est-à-dire avant toute organisation artificielle qui fait appel à elles – l'individu à un [autre] individu, et ainsi de créer, à partir d'elles, la société « naturelle » et les organismes sociaux naturels » (Lipps 1909a, 238, voir aussi : Lipps 1903a, 200-201, 1905d, 11-34, 1906a, 207-211, 1907a, 237-239, 1909a, 234-241).

56Les sept formes d'empathies identifiées par Lipps ne doivent pas être considérées comme mutuellement exclusives, mais plutôt comme diverses manifestations d'une seule et même fonction empathique, et entre lesquelles il existe une complémentarité fonctionnelle ou un lien de nature génétique. C'est ainsi par exemple que l'empathie esthétique, en plus de trouver son origine dans ces deux formes fondamentales d'empathie que sont l'empathie aperceptive générale et l'empathie naturelle, est aussi susceptible de participer, en fonction des domaines artistiques auxquels elle se rapporte, des quatre autres types de processus empathiques (Romand 2021a).

Logique et théorie de la connaissance

57Si, à l'instar de tous les autres aspects de sa pensée philosophique, elles restent jusqu'ici peu étudiées, les idées de Lipps en matière de logique et de théorie de la connaissance67 ont été l'objet, depuis le début des années 2002, de quelques études approfondies, principalement de la part de l'école italienne (Centi 2002 ; 2002 ; Raspa 2002 ; Fidalgo 2011 [1991], 33-144, Fabbianelli 2013b ; Besoli 2019). La littérature en question s'est avant tout attachée à explorer le rôle que joue, chez Lipps, la psychologie dans la logique et la théorie de la connaissance, une problématique qui s'est en effet imposée comme un sujet de préoccupation majeur tout au long de sa carrière. L'historiographie lippsienne s'est focalisée, en d'autres termes, sur la problématique du « psychologisme » (Psychologismus) et de l'« antipsychologisme » (Antipsychologismus), c'est-à-dire sur la question de savoir si l'étude des fondements de la connaissance objective peut être rapportée ou non à des considérations de nature psychologique, et, si oui, à quel titre et dans quelle mesure. Il s'agit là, comme l'on sait, d'une controverse qui a revêtu une importance particulière dans le champ de la philosophie de langue allemande entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle (Rath 1994 ; Kusch 1995), et dont Lipps a été l'un des principaux acteurs. A cet égard, les commentateurs ont insisté sur les rapports complexes qui ont pu exister entre Lipps et Husserl sur la question du psychologisme et de l'antipsychologisme, et notamment sur les critiques formulées par ce dernier à l'encontre du « psychologisme » lippsien dans la première partie des Recherches logiques (1900), sur la réception de ces critiques par Lipps, et sur leur rôle dans l'évolution « antipsychologiste » de sa pensée (Raspa ; 2002 ; Fidalgo 201 [1991] ; Fabbianelli 2013b). Une autre dimension essentielle de la pensée logique et gnoséologique lippsienne, et qui recoupe directement la problématique précédente, est la question de savoir quelle fonction cognitive il convient d'attribuer aux sentiments (Gefühle), et notamment la question de savoir quel est leur rôle dans l'élaboration du jugement et des formes objectives de la connaissance. On a vu comment Lipps devait être considéré comme l'un principaux psychologues affectifs de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle. Il est important ici de préciser qu'il ne s'est pas simplement intéressé à la nature psychologique des sentiments, mais qu'il s'est aussi penché, tout au long de sa carrière, sur la question de leur implication dans les processus épistémiques. Lipps apparaît ainsi comme un théoricien majeur de l'épistémologie affective, c'est-à dire de l'étude de la place des états affectifs dans l'acquisition, de la manifestation et la justification de la connaissance (Brun, Doğuoğlu & Kuenzle, 2008). Si elle n'a pas été totalement négligée par les historiens (Martin, 2006, 2013, Romand, 2019a, 2021b)68, la question de l'épistémologie affective lippsienne n'a, jusqu'à ce jour, fait l'objet aucune analyse systématique. A l'instar de la controverse autour du psychologisme, la réflexion sur l'implication de l'affectivité dans la connaissance prend un relief particulier dans le contexte philosophique germanophone de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, Lipps s'affirmant, en ce cas aussi, comme une figure incontournable (Romand 2018a, 2019a, 2019b, 2021b, 2021c). Quoi qu'il en soit, les années 1903-1905, nous allons le voir, marquent une rupture majeure dans l'évolution des idées logiques et gnoséologiques de Lipps, une césure que l'on caractérise souvent comme le tournant « antipsychologiste » de sa pensée (Raspa 2002 ; Fidalgo 2011 [1991] ; Fabbianelli 2013b). C'est ainsi qu'il est amené à réviser assez radicalement ses positions relatives à la place et au statut de la psychologie dans la logique et la théorie de la connaissance, au moment même où, nous l'avons vu plus haut, il entreprend de redéfinir la science psychologique elle-même. Dans les deux sous-sections suivantes, on abordera successivement la manière dont, entre la fin des années 1870 et le début des années 1910, Lipps s'est attaqué à la question des fondements psychologiques de la logique et à la question de l'épistémologie affective.

La question des fondements psychologiques de la logique et de la théorie de la connaissance : psychologisme et antipsychologisme chez Lipps

58Dès 1877, dans son premier écrit vraiment original qu'est « Die psychischen Thatsachen und die Erkenntniß » (2013a), Lipps affrme le caractère fondamentalement psychologique de la logique. Celle-ci est ici envisagée comme une branche de la psychologie, la psychologie, entendue comme « science de l'expérience interne » (die Wissenschaft der inneren Erfahrung), étant elle-même identifiée à la philosophie (Lipps 2013a, 31). Plus précisément, dans « Die psychischen Thatsachen », Lipps définit la logique comme « la science des formes fondamentales de ce qui se manifeste au sein du sujet doué de la faculté représentation » (des vorstellenden Subjects), auxquelles vient d'ajouter, de manière générale et nécessaire, la conscience de soi, sous la forme de l'affirmation et de la négation » (Lipps 2013a, 52). L'appartenance de la logique à la psychologie est réaffirmée avec force, quelques années plus tard, dans l'article « Die Aufgabe der Erkenntnisstheorie und die Wundt'sche Logik » (1880/1881 ; voir aussi Lipps 1883, 3). Lipps apporte ici quelque précisions intéressantes, en ce qu'il conteste le fait que la logique « ait à voir avec les lois normatives de la pensée » (Lipps 1800/1881, 529) – préférant en faire une « physique de la pensée » (Physik des Denkens) (Lipps 1880/1881, 531) – et qu'il assimile ouvertement « la logique scientifique » (die wissenschaftliche Logik) à la théorie de la connaissance (Erkenntnislehre) (Lipps 1800/1881, 31). Ce genre de considérations se retrouve encore en 1893 dans les Grundzüge der Logik (1893), son deuxième livre publié après les Grundtatsachen des Seelenlebens (1883), et son premier ouvrage de philosophie. Ainsi, comme il le précise, « la logique est une discipline psychologique, de manière aussi certaine que la connaissance (Erkennen) se ne produit que dans la psyché et que la pensée, dans laquelle la connaissance se réalise, est un phénomène psychique » (Lipps 1893, 1-2). Par ailleurs, il réitère cette idée, déjà esprimée dans « Die Aufgabe der Erkenntnisstheorie », que logique et la théorie de la connaissance (Erkenntnisslehre, Erkenntnisstheorie) ne sont au fond qu'une seule et même chose. En effet, selon lui, puisqu'« il ne peut y avoir de compréhension de la connaissance qui ne soit [en même temps] compréhension de la pensée, il ne peut y avoir de théorie de la connaissance (Erkenntnislehre) qui ne soit contenu dans [une] logique qui en réalise pleinement les objectifs » (Lipps 1893, 1).

59Au-delà de l'éclairage général qu'ils apportent sur la question du rapport entre psychologie, logique et théorie de la connaissance, les écrits de la période 1877-1893 se révèlent instructifs eu égard problème qui nous intéresse ici en ce qu'ils contiennent d'importants développements sur la théorie du jugement. La manière dont Lipps analyse, dans ces écrits, la manifestation de l'expérience judicatoire est une illustration concrète de l'approche « psychologiste » dont il se réclamait alors. Comme il le souligne dans les Grundzüge (1893, 17), le jugement n'est rien d'autre que « la conscience de la nécessité objective d'un ensemble ou d'une organisation (d'un arrangement, d'une relation) d'objets (Gegenständen) de la conscience. » C'est ainsi que, pour lui, les processus judicatoires ne sauraient se réduire à un certain mode d'association ou de liaison des représentations (Vorstellungen) dans la conscience. Plus précisément, le jugement, s'il résulte en effet de la mise en relation des contenus représentationnels constitutifs du sujet et du prédicat, consiste aussi et plus directement dans la manifestation de ce qu'il appelle, dans « Die Aufgabe der Erkenntnisstheorie » (1880/1881, 427-428) et « Logisches zur Abwehr » (1882, 617), « la conscience de l'appartenance commune » (das Bewusstsein von der Zusammengehörigkeit, das Zusammengehörigkeitsbewusstsein), c'est-à-dire le vécu de ce qui est mis en rapport dans l'acte de juger. Ce vécu correspond, en d'autres termes, au fait d'approuver (ou de désapprouver), d'affirmer (ou de nier), ou encore de tenir pour vrai (ou pour faux) ce qui est jugé. Comme le souligne Lipps, le jugement ne se conçoit pas sans une « adjonction subjective » (eine subjekive Zuthat, ein subjectives Zuthun,) (Lipps 1880/1881, 432, 2013a, 46), c'est-à-dire, comme nous le verrons dans la sous-section suivante, à un phénomène de nature affective qui se surajoute à ses constituants de nature représentationnelle. En définitive, il est loisible d'affirmer que la théorie du jugement, telle que Lipps la concevait entre la fin des années 1870 et le début des années 1890, correspond à une approche éminemment « psychologiste » de la logique et de la théorie de la connaissance, dans la mesure où il assimile ici l'expérience du jugement – elle-même rapportée à la manifestation d'état mentaux particuliers – au jugement lui-même. Par ailleurs, en faisant du sentiment (Gefühl), c'est-dire d'une instance métacognitive de la vie mentale, la composante principale du processus judicatoire, il tire incontestablement l'interprétation des phénomènes logiques et gnoséologiques du côté de la « subjectivité », renforçant par là même le caractère « psychologisant » de son propos.

60Il n'en demeure pas moins que, dès 1893, dans les Grundzüge der Logik, on constate une certaine inflexion du « psychologisme » lippsien, dans le sillage de l'évolution des idées de Lipps concernant la psychologie et son rapport à l'expérience. Ainsi, alors qu'il affirmait, dans « Die Aufgabe der Erkenntnisstheorie », sur le fait que la théorie de la connaissance, en tant que discipline psychologique, trouve son objet dans « notre conscience immédiate » (unseres unmittelbaren Bewusstseins) (Lipps 1800-1881, 533), il insiste au contraire, dans les Grundzüge, sur la nécessité de dépasser l'expérience immédiate (die unmittelbare Erfahrung) pour pouvoir appréhender « logiquement », et non plus simplement « psychologiquement », ce qui s'offre à nous dans la conscience (Lipps 1893, 5-16). Cette nouvelle approche des rapports entre logique et théorie de la connaissance, d'une part, et psychologie, d'autre part, se fonde sur l'idée que nous n'avons de connaissance des objets (Objekte) qu'à partir du moment où nous complétons le donné (das Gegebene) en lui ajoutant quelque chose (hinzufügen), plus précisément, en lui adjoignant quelque chose par la pensée (hinzudenken) (Lipps 1893, 4 & 10). C'est ainsi que, dans les Grundzüge, Lipps fait de la pensée (Denken), qu'il semble concevoir comme une sorte activité autonome de l'esprit, une condition de possibilité de la conscience logique, c'est-à-dire de notre capacité à nous représenter quelque chose comme étant conditionné objectivement (Lipps 1893, 4). Comme il l'explique, les objets peuvent être appréhendés à partir de deux « point de vue » (Betrachtungsweisen) différents : d'une part, le point de vue « physicaliste » (die physikalische Betrachtung), en d'autres termes, l'expérience externe (die äussere Erfahrung), qui correspond au point de vue des sciences de la nature, et d'autre part, le point de vue psychologique (psychologische Betrachtung), en d'autres termes, l'expérience interne (die innere Erfahrung), qui correspond au point de vue des sciences de l'esprit (Lipps 1893, 12-13). Dans le premier cas, explique Lipps, il s'agit de penser la conscience immédiate de la réalité objective (das unmittelbare Bewusstsein der objektiven Wirklichkeit) en rapport avec le contexte (Zusammenhang) physique, c'est-à-dire le monde transcendant, tandis que dans le second cas, il s'agit de penser la conscience immédiate de la réalité subjective (das unmittelbare Bewusstsein der subjektiven Wirklichkeit) en rapport avec le contexte psychique, c'est-à-dire le moi réel (das reale Ich) . C'est ainsi que, dans les Grundzüge, Lipps assimile la pensée à un pouvoir d'objectivisation de l'expérience, au sens où il voit en elle une activité dont la fonction est d'assurer l'ancrage du vécu dans une forme de réalité censée exister au-delà de ce qui se manifeste à la conscience du sujet. Il adopte ici un point de vue rationaliste, qui tranche avec les tendances nettement plus empiristes de ses écrits précédents. Toutefois, il faut ici bien garder à l'esprit que le fait d'affirmer, comme le fait Lipps, l'existence pouvoir d'objectivisation de l'expérience, ne signifie pas qu'il faille considérer ce dernier et le type de connaissance auquel il permet d'accéder, comme étant, en eux-mêmes, quelque chose de transcendant à la conscience. Même si, dans les Grundzüge, Lipps ne cherche pas vraiment préciser le statut ontologique de la pensée, il ne fait pas de doute qu'il la conçoit ici comme une activité psychique qui participe de la vie consciente au même titre que le donné immédiat. En ce qui concerne les fondements de la connaissance psychologique, et donc aussi de la connaissance logique, tant le moi réel que le fait de « penser » l'« appartenance » (Zugehörigkeit) à ce dernier sont des propriétés qui par nature, relèvent d'une analyse de type mentaliste. On peut ainsi légitimement affirmer que, en dépit d'une approche désormais plus complexe de la psychologie et de la réflexion poussée qu'il propose sur les fondements objectifs de la connaissance, la posture de Lipps reste, dans la continuité de ses écrits précédents, ouvertement « psychologiste », au sens où le fait logique ou gnoséologique peut être rapporté, en dernière instance, aux processus mentaux tels qu'ils peuvent être appréhendés dans l'expérience interne.

61La parution, en 1902, de ces deux essais complémentaires que sont Vom Fühlen, Wollen und Denken (1902a) et Einheit und Relationen (1902b) illustre bien les tensions qui se manifestent, au tournant du XXe siècle, au sein du paradigme « psychologiste » lippsien. Comme le précise Lipps au début d'Einheit und Relationen (1902b, 1), les deux contributions traitent des mêmes « faits », mais chacune d'un « point de vue » différent. Ainsi, explique-t-il, tandis que, dans Vom Fühlen, Wollen und Denken, l'objectif est d'étudier les « corrélats (Begleitererscheinungen) des processus psychiques, les symptômes conscients de leur nature et de leurs relations, tout particulièrement les corrélats du fait d'apercevoir, de la volition et de la pensée » (Lipps 1902b)69, dans Einheit und Relationen, il s'agit d'analyser les « relations [qui existent] entre entre moi, celui qui aperçoit, et l'objectuel, en d'autres termes,[les] relations qui sont établies, par ma faculté aperceptive, entre ce qu'il y a d'objectuel »  » (Lipps 1902b, 2) – « l'objectuel » (das Gegenstänliche) étant ici défini comme tout ce qui a trait aux contenus de conscience de nature sensorielle, perceptive, représentationnelle ou intellectuelle (Lipps 1902b, 4). Plus précisément, dans Vom Fühlen, Wollen und Denken, Lipps s'intéresse aux sentiments (Gefühle) – définis ici, nous l'avons dit, comme « des qualités ou des déterminations du moi immédiatement vécu » – considérés comme des facteurs métacognitifs responsables de la détermination épistémique de l'objectuel. Comme nous le verrons dans la seconde sous-section, il insiste notamment sur le rôle dans l'élaboration de la « conscience de la réalité » (Wirklichkeitsbewusstein) ( Lipps 1902a, 53-73), le type d'expérience caractéristique, selon lui, de la pensée logique. En s'attachant à réinterpréter la manifestation de cette dernière à la lumière de la psychologie affective, Lipps peut donner ici l'impression de se prévaloir d'une posture éminemment « psychologiste ». Pourtant, à aucun moment, il n'affirme ici vouloir réduire les fondements de la connaissance objective à l'activité métacognitive des sentiments. Plus encore, il semble à certains égards que l'on puisse déceler, dans Vom Fühlen, Wollen und Denken, l'amorce de ce que l'on peut appeler le tournant « antipsychologiste » de la pensée lippsienne. C'est ainsi qu'il est question, en de nombreux endroits de l'ouvrage, d'« exigence de l'objet » (Forderung des Gegenstandes), Lipps désignant par là la « réclamation fondée en droit » (Rechtsanspruch) ressentie par le sujet à la faveur de l'appréhension de ce dernier. Il recourt ici déjà à une notion qu'il devait s'attacher à thématiser plus avant au cours des années suivantes pour en faire le cœur de sa nouvelle théorie de la connaissance. Comme il l'explique ici, l'objet se manifeste à nous au travers d'un « sentiment de l'exigence » (Gefühl der Forderung), lequel nous permet de l'éprouver comme une une réalité objective, c'est-à-dire comme quelque chose qui existe indépendamment de nos vécus de conscience. A la lumière de ces considérations, il semble donc que les sentiments impliqués dans la manifestation de la connaissance objective, tels que Lipps les conçoit dans Fühlen, Wollen und Denken, doivent être considérés, non pas tant comme des propriétés fondationnelles, que comme des manifestations symptomatiques de cette dernière. Toutefois, rien n'indique pour autant qu'il considère ici l'objet, en tant que tel, comme une entité transcendante à la conscience et qu'il voit en lui autre chose chose que des phénomènes de nature psychiques de nature « objectuelle » ou « affective ». Sa posture est plus nettement « antipsychologiste » dans Einheit und Relationen, comme en témoigne en particulier les développements qu'il propose dans la première partie de l'essai (Lipps 1902b, 3-21). C'est ainsi qu'il n'hésite pas à déclarer que «  “l'objet” est l'objet tel qu'il est “en soi” (an sich)  » (Lipps 1902b, 10), faisant de lui une entité qui formule des « exigences » à l'écoute desquelles se trouve le sujet qui lui fait face (Lipps 1902b, 10-11). L'objet n'est n'est donc ici en définitive rien d'autre que « ce qui agit [sur moi], c'est-à-dire sur le contexte présent de ma vie psychique, quelque chose qui m'est étranger (Fremden) ou qui se trouve au-delà (Jenseitigen) de moi » (Lipps 1902b, 9). Par ailleurs, Lipps, dans Einheit und Relationen, accentue cette idée déjà présente dans Fühlen, Wollen und Denken selon laquelle tout « processus psychique » (psychischer Vorgang) participe à la fois d'un versant objectuel (Gegenstandsseite) et d'un versant subjectif (subjektive Seite) (Lipps 1902b, 9-10). Ce n'est pourtant que l'année suivante que Lipps devait expressément répudier l'approche « psychologiste » dont il se prévalait jusqu'alors.

62C'est en 1903, en effet, à l'occasion de la parution de la première édition du Leitfaden der Psychologie (1903a, 53-61, 128-186) que l'on assiste à une remise en cause du statut, jusqu'alors privilégié, de la psychologie dans la logique et la théorie de la connaissance, Lipps s'attachant alors à jeter les fondements d'un nouveau modèle logico-gnoséologique dont il devait, mutandis mutandis, se réclamer jusqu'à la fin de sa carrière. Soucieux de se démarquer de ses positions précédentes et d'échapper au reproche de « psychologisme », Lipps opère alors, en en tant que théoricien de la connaissance et logicien, ce que l'on peut à bon droit qualifier de virage « antipsychologiste » – un qualificatif qui se doit toutefois d'être nuancé à la lumière de l'ambiguïté des rapports qui prévalait déjà chez lui, avant 1903, entre psychologie d'une part, et logique et théorie de la connaissance d'autre part, et parce que, nous allons le voir, la tâche qu'il s'assigne désormais de « dépasser le psychologisme » (Raspa 2002 ; Fidalgo 2011 [1991], 136-144) devait rapidement prendre un tour assez complexe. Quoi qu'il en soit, la nouvelle approche de la logique et de la théorie de la connaissance défendue par Lipps se présente avant tout comme une théorie de l'objet (Gegenstand) et une théorie du jugement (Urteil) . On retrouve là deux problématiques qu'il avait déjà eu largement l'occasion d'explorer dans ses écrits de la période précédente, mais qui font ici l'objet d'un traitement tout différent. Les idées logiques et gnoséologiques thématisées pour la première fois dans la première édition du Leitfaden sont reprises et développées dans deux longs articles parus tous deux en 1905, « Inhalt und Gegenstand » (1905c) et, surtout, « Bewu ß tsein und Gegenstände » (1905b), qui reste l'exposé le plus complet et le plus systématique de la pensée logico-gnoséologique lippsienne de la maturité (voir aussi : 1906a, 5-12, 11-120, 152-192, 212-220, 1906c, 1909a, 8-15, 141-148, 189-221 ; 1908a ; 1912a ; 2013b).

63Comme Lipps le rappelle dans la première édition du Leitfaden (1903a, 53-55), l'objet (Gegenstand) peut être défini de manière très générale comme tout ce qui se présente à moi dans l'aperception (Apperzeption), c'est-à-dire comme le pan de ma propre vie consciente auquel je prête attention à un moment donné.70 En tant que manifestations de la conscience propre à « la sphère aperceptive », les objets apparaissent ainsi fondamentalement comme l'expression de la pensée (Denken). Comme Lipps ne devait dès lors cesser de le rappeler dans ses contributions à la logique et à la théorie de la connaissance (voir en particulier : Lipps 1905b, 1905c), ils correspondent, en ce qu'ils s'offrent effectivement à moi dans la conscience, à tout qui est pensé (Gedachte) et, en tant que tels, à tout ce qui est pensable (alles Denkbare) . A cet égard, il ne doivent pas être confondus avec les contenus (Inhalte) de conscience, c'est-à-dire tout ce qui est ressenti (empfunden), perçu (wahrgenomen) ou représenté (vorgestellt) 71 et qui se retrouve aussi bien dans la sphère aperceptive que dans la sphère infra-aperceptive. La question de la distinction ontologique entre objet et contenu, que Lipps aborde en particulier dans Bewu ß tsein und Gegenstände (1905b, 33-39), est au coeur du modèle logico-gnoséologique qu'il s'attache à élaborer à partir de 1903.72 Pour lui, l'objet n'est pas, à la différence du contenu, une image (Bild), mais il se manifeste à nous comme le fait de nous dire quelque chose (Meinen) à travers elle. Autrement dit, le contenu devient le symbole (Symbol) ou le représentant (Repräsentant, Stellvertreter) de l'objet dès lors que ce dernier tombe sous « l'oeil de de l'esprit » (das geistliche Auge) . Une telle relation symbolique, explique Lipps, se manifeste aussi longtemps que l'objet existe pour moi dans la conscience. Mais, ajoute-t-il, il ne faut pas perdre de vue que, au-delà de ce rapport de nature fonctionnelle, on a ici affaire à deux entités qui, en tant que telles, existent indépendamment l'une de l'autre. C'est ainsi que les objets n'existent pas « dans » (in) la conscience, mais « pour » (für) elle (Lipps 1905b, 107, 1905c, 517, 1906a, 5)73 : ils sont absolument transcendants à cette dernière et, de fait, ne sont pas susceptibles d'induire ou de subir des effets psychiques. Comme l'explique Lipps dans Bewu ß tsein und Gegenstände, l'appréhension d'un objet participe pour ainsi dire à tout moment d'une « coopération » (Kooperation) entre l'objet et moi-même, c'est-à-dire d'« une interaction (Wechselwirkung) entre (…) l'exigence ( Forderung) de l'objet et le moi (Ich), qui éprouve (erlebt) et subjectivise ce dernier » (Lipps 1905b, 154). L'expérience qui résulte d'une telle coopération n'est rien d'autre que « la conscience des exigences » (das Bewu ß tsein der Forderungen) des objets (Lipps 1905b, 78).

64Si, on l'a vu, le terme – et, dans une certaine mesure, le concept – d'« exigence » (Forderung) n'est pas nouveau chez Lipps, il prend, à partir de 1903, un sens bien particulier et une place jusqu'ici inédite dans sa logique et sa théorie de la connaissance.74 C'est ainsi que, dans le cadre de la théorie de l'objet qui est désormais la sienne, « Forderung » désigne « la réclamation fondée en droit (Rechtsanspruch) ou la réclamation légitime (Geltungsanspruch)  » en vertu de laquelle « l'objet se présente devant moi (...) comme quelque chose qui demande à être reconnu  » (Lipps 1903a 58), c'est-à-dire « ce qui trouve son fondement dans l'objet ou ce qui accède à la conscience par le truchement de l'objet, que ce soit quelque chose dont participe d'objet ou quelque chose qui vaut pour lui » (Lipps 1905b, 55). En d'autres termes, les exigences correspondent aux déterminations (Bestimmtheiten) ou aux marques distinctives (Merkmale) de l'objet. Comme le souligne Lipps, on a affaire, en ce cas, à des exigences logiques (logische Forderungen), lesquelles ont à voir avec tout ce qui relève de l'objectivité (Objecktivität) ou de objectualité (Gegenständlichkeit) (Lipps 1903a, 58-59). A cet égard, la conscience des exigences logiques est une conscience de l'objet (Genstandsbewu ß tein) ou une conscience de l'objectivité (Objektivitätstbewu ß tsein, Bewu ß tsein der Objektivität), ce que Lipps appelle aussi « la conscience de la validité » (Geltungsbewu ß tsein, Bewu ß tsein der Geltung, Bewu ß tsein der Gültigkeit) . Plus précisément, il s'agit ici d'une « conscience de la nécessité de la reconnaissance » (Bewu ß tsein der Notwendigkeit der Anerkennung), dans la mesure où, ce que l'objet exige de moi, le sujet, c'est précisément une reconnaissance (Anerkennung) de ma part (Lipps 1903a, 59).

65Quelle que soit la façon dont on la désigne, la conscience en question n'est en réalité rien d'autre que le jugement (Urteil) (Lipps 1903a, 141-144, 1905b, 52-76, 1906a, 152-156, 1909a, 189-190). D'une manière générale, le jugement consiste pour Lipps dans le fait d'apporter une réponse à un objet qui fait valoir ses droits, dans le fait de se trouver à l'écoute (Hören, Vernehmen) des exigences émises par lui. Ou, comme il le dit encore, c'est en interrogeant (Befragen) les objets, en dirigeant vers eux mon activité intellectuelle ou aperceptive, que je reconnais (ou non) le bien-fondé de leurs exigences et que je les juge affirmativement (ou négativement). A cet égard, Lipps insiste sur le fait que « si, dans le jugement, les objets sont pensés, leur exigences sont, quant à elles, non pas pensées mais vécues (erlebt)  » (Lipps 1905b, 85). L'acte de juger (der Akt der Urteilens), c'est-à-dire la reconnaissance de l'exigence, apparaît ainsi comme une réaction à l'encontre du vécu de l'exigence (Forderungserlebnis ) (voir en particulier : Lipps 1903a, 145, 1905b, 58, 85-86) . Lipps introduit ci une distinction entre le jugement à proprement parler (Urteil), c'est-à-dire ce qui, en tant que propriété objective, « vaut » (gilt) ou « ne vaut pas » (Lipps 1905b, 58-60), et « l'acte du jugement » (Urteilsakt), c'est-à-dire « l'acte à la faveur duquel l'exigence ou la conscience de la validité est vécue (erlebt), en d'autres termes, l'acte à la faveur duquel elle me parvient à la conscience, l'événement psychique par lequel le “jugement” (Urteil) voit le jour (...) » (Lipps 1903a, 144 ; voir aussi : 1905b, 58-60). La nature jugement, pris au sens large, est donc double : « le fait de juger » (das Urteilen) m'appartient en propre, tandis que la revendication légitime (Geltungsanspruch) ne relève que de l'objet (Lipps 1905b, 60).

66Il convient à présent revenir sur la place de la psychologie dans la théorie de l'objet et la théorie du jugement, telle que Lipps les conçoit à partir de 1903, et la manière dont Lipps entend par là-même « dépasser le psychologisme ». A cet égard, force est de constater qu'il se montre en définitive étonnamment peu explicite et relativement ambigu quant au rôle exact qu'il entend faire jouer à psychologie dans la manifestation des processus intellectuels. Ce n'est qu'en de rares endroits de ses écrits de la maturité qu'il s'attache à préciser sa pensée. C'est ainsi qu'il désigne, dans la première édition du Leitfaden (1903a, 59), « le fait de vouloir dire quelque chose » (das Meinen), c'est-à-dire le fait d'apercevoir les objets, comme « un état de choses psychologique » (ein psychologischer Tatbestand), dans Bewu ß tsein und Gegenstän de (1905b, 107) et Inhalt und Gegenstand (1905c, 535), le vécu de l'exigence comme un « fait psychologique » (eine psychologische Tatsache), et dans « Zur “Psychologie” und “Philosophie” » (1912a, 8), l'acte du jugement comme « l'objet spécifique de la psychologie ». A la lumière de ces affirmations, mais aussi de celles, réitérées, selon lesquelles l'objet, l'exigence et le jugement ne sont pas, en tant que tels, de nature psychologique mais logique, on peut à bon droit affirmer que tout ce qui, pour Lipps, à trait à l'expérience de l'objet, de l'exigence et du jugement est à mettre au compte de la seule psychologie. Toutefois, dès 1903, Lipps donne l'impression de vouloir réduire le « psychologique » à la seule manifestation des sentiments, c'est-à-dire, en l'espèce, aux symptômes affectifs qui accompagnent l'acte de juger. A propos de la satisfaction des exigences, il peut ainsi déclarer dans la première édition du Leitfade n (1903a, 163-164) que, en ce cas, « nous quittons complètement la sphère logique » pour « entr[er] dans la sphère psychologique ». Dans Bewu ß tsein und Gegenstände (1905b, 110), il va encore plus loin en affirmant que la satisfaction de l'exigence représente « le versant psychologique (die psychologische Seite) du vécu [de cette dernière] » ou « le contrepoint psychologique (die psychologische Kehrseite) de l'exigence vécue », suggérant par-là même que l'autre versant, objectif, du vécu de l'exigence est de nature non-psychologique. Cette tendance à assimiler le mode d'appréhension des objets à la dimension purement subjective de l'expérience, c'est-à-dire « à des états du moi immédiatement vécus », trouve son aboutissement dans les derniers écrits de Lipps sur l'empathie, dans lesquels, on l'a vu, ce dernier voit dans la fonction empathique, elle même identifiée à l'activité du sentiment du moi, une « action créatrice » qui confère leur détermination subjective aux objets (Lipps 1913, 2018).

67Quoi qu'il en soit, Lipps, dans ses écrits logiques et gnoséologiques de la maturité, s'attache à montrer que sa nouvelle théorie de l'objet et du jugement permet d'échapper au reproche de psychologisme et de rendre compte de la véritable nature des rapports entre logique et psychologie. Comme il le rappelle dans Bewu ß tsein und Gegenständ e (1905b, 82), le « psychologiste » (Psychologist) est celui qui « confond les objets, qui se trouvent au-delà (jenseits) de la conscience, avec la conscience, avec les contenus de cette dernière et avec le fait de sentir et de se représenter de tels contenus en elle », celui, en somme, qui « subjectivise (subjektiviert) les objets (…) ». Ou, comme il le souligne dans Inhalt und Gegenstand (1905c, 522-523), le psychologisme (Psychologismus) consiste à mettre sur le même plan « les événements psychologiques » et « les objets (Gegenständen) », « le sujet et l'objet (Objekt), le moi et le monde pensé par moi », c'est-à-dire deux dimensions ontologiques radicalement étrangères l'une à l'autre (voir aussi : Lipps 1905c, 541-542, 1912a, 16). Or, explique Lipps, le modèle qu'il propose, précisément parce qu'il affirme que les objets et leurs exigences se sont pas « dans » (in), mais « pour » (für) la conscience (Lipps 1905b, 107, 1905c, 517, 1906a, 5), qu'ils ne sont pas en mesure d'agir sur elle ni elle sur eux (Lipps 1905b, 81-82), est en mesure de garantir l'autonome de la logique vis-à-vis de la psychologie.

68La critique du psychologisme formulée par Lipps ne porte pas seulement sur le statut de l'objet, mais également sur celui des lois de la pensée (Denkgesetze) – une question qu'il aborde en détail dans Inhalt und Gegenstand (1905c, 552-558; voir aussi 1908a). C'est ainsi qu'à ses yeux les psychologistes, en cherchant à faire des lois de la pensée des lois « empirico-psychologiques », les rapportent aux contingences de la vie psychique, telle qu'elle se manifeste à un instant donné dans la conscience individuelle, les privant par là même toute validité générale. Selon lui, la légalité de la pensée peut être garantie et le reproche de psychologisme évité dès lors que l'on accepte l'idée que, si en effet les lois de la pensée participent du moi, elles ne participent pas du moi au sens de la psychologie empirique, mais du moi supra-individuel et supra-temporel (das überindividuelle und überzeitliche Ich), lequel revêt un caractère objectif et non-contingent. Par « moi supra-individuel et supra-temporel », Lipps désigne le moi auquel je suis confronté lorsque, me détachant de ma propre individualité, je me tourne vers les objets et leurs exigences pour m'immerger dans le monde des objets et faire l'expérience (erlebe) des lois inhérentes à lui, c'est-à-dire les lois de la nature. Comme il l'explique, en faisant l'expérience de ces dernières, je suis conduit à faire l'expérience des lois du moi, c'est-à-dire des lois de la pensée. Lorsque je me retrouve totalement immergé dans le monde des objets, j'ai alors affaire au moi pur (das reine Ich), lequel n'est rien d'autre que « le corrélat du monde pur des objets pris dans sa globalité, autrement dit, le monde objectif pur » (Lipps 1905c, 545)). Ainsi, nous dit Lipps, « en énonçant les lois de la pensée, je me fais le porte-parole de tous les moi et de tous les instants présents en eux » (Lipps 1905c, 545), « je porte », en d'autres termes, « un jugement au nom de tous les êtres pensants et [valable] de toute éternité » (Lipps 1905c,546). Aussi la logique n'est-elle en définitive rien d'autre que « la science qui détache l'a priori de toute pensée et de toute connaissance et par là même le moi pensant supra-individuel et supra-temporel du moi pensant individuel » (Lipps 1905b, 557).

69Enfin, il est entendu que l'on ne peut véritablement comprendre la manière dont Lipps envisage la question du psychologisme et de l'antipsychologisme qu'à partir du moment où l'ont tient compte de de l'évolution de ses idées sur la psychologie partir de 1904. Dans le sillage de la parution de « Die Aufgabe der Psychologie » (1904a), on l'a vu, Lipps s'attache à redéfinir la science psychologique, le terme « Psychologie » devenant dès lors, chez lui, une expression expressément polysémique (voir aussi : 1905a, 1905c, 1906a, 1908a, 1909a). C'est ainsi qu'il distingue fondamentalement ces deux grandes « voies » de la psychologie que sont la psychologie empirique (« psychologie explicative-causale », « psychologie de la conscience individuelle, etc.) et la science de la conscience (« psychologie de la connaissance de soi », « psychologie pure », etc.), lesquelles se rapportent, respectivement, au moi individuel et au moi supra-individiduel. Même s'il reste en réalité étonnamment peu disert sur la question, c'est, à partir de 1904, évidemment à la psychologie empirique qu'il pense lorsqu'il critique la prétentions de la psychologie à être la discipline fondatrice de la logique et de la théorie de la connaissance. S'il se défend, à cet égard, de pratiquer quelque forme de psychologisme que ce soit, il devient pour ainsi, un psychologiste assumé lorsqu'il assimile la logique à la « science de la conscience ». Pour lui, on s'en souvient, celle-ci n'en effet rien d'autre que la science pure des lois et des normes dont participe, non seulement la logique, mais aussi l'éthique et de l'esthétique. Ainsi, c'est en réinvestissant psychologiquement le champ de la logique et de la théorie de la connaissance après avoir préalablement redéfini la psychologie que Lipps entend, à partir de 1904, « dépasser le psychologisme » – la psychologie restant ici conçue, de manière très générale, comme « la doctrine de la conscience et des vécus de conscience » (Lipps 1906a) ou la « la science du moi » (Lipps 1908a). Le brouillage des frontières entre psychologisme et antipsychologisme se trouve encore accru – en théorie du moins – à partir de 1909, date à laquelle, on l'a vu, Lipps cherche à abolir la distinction entre psychologie empirique – dite, dans la troisième édition du Leitfaden (1909a), « psychologie explicative » – et science de la conscience, au profit d'une conception unitaire de la science psychologique, ce qu'il appelle désormais, dans la troisième édition du Leitfaden (1909a), la « science de l'expérience » ou la « science de la nature du réel » (1909a) et, dans « Zur “Psychologie” und “Philosophie” » (1912a), la « science de l'intériorité » ou la « science de la vie psychique ». On pourrait alors penser que, eu égard à la vision englobante de la psychologie dont il se réclame désormais, Lipps est enfin parvenu à définitivement « dépasser » l'opposition dialectique entre psychologisme et antipsychologisme. Or, force est de constater que, dans la dernière édition du Leitfaden (1909a), il se montre particulièrement explicite sur la question des rapports que la psychologie explicative entretient avec la logique et la théorie de la connaissance. Comme il le souligne, si « la logique et la théorie de la connaissance dans leur ensemble (…) forment une partie de cette psychologie », en revanche, « il est exclu qu'[elles] “trouvent leur fondement” (sich gründen) en elle » ; il faut alors plutôt les envisager comme tant « contenues en elle ou présupposées par elle » (Lipps 1909a, 2). Plus loin dans le Leitfade n (1909a, 69), Lipps apporte de plus amples précisions sur la manière dont, dans le cadre de cadre de la vision unitaire de la psychologie qui est alors censée être la sienne, il convient de concevoir le rapport entre psychologie explicative et logique. C'est ainsi que pour lui, la psychologie explicative doit, ne ce cas, se borner à « décrire » (Beschreiben) et à « analyser » (Zergliedern) . En d'autres termes, il ne lui appartient pas « de rendre intelligible les jugements ou les types de jugements, les divers actes de la raison à partir de tel ou tel processus (ou de ce qu'il transmet) dont on cherche l'explication dans l'âme ou le cerveau, ou de rapporter les lois logiques, qui sont elles aussi un fait de conscience, à tel ou tel facteur psychique “réel”, ou de les expliquer à partir de tel ou tel facteur » (Lipps 1909a, 68). Ainsi, au-delà des déclarations de principe, on voit que, pour ce qui est de la question du rapport de la psychologie à la logique et à la théorie de la connaissance, Lipps s'en tient ici fondamentalement à la vision des chose qu'il avait thématisée en 1904. En définitive, c'est à Lipps lui-même qu'on laissera le soin de conclure ces développements sur la relation complexe entre psychologisme et antispychologisme. Ainsi, comme il le déclare à la fin de « Zur “Psychologie” und “Philosophie” » (1912a, 29), le dernier de ses écrits dans lequel il aborde le problème de la place et du statut de la psychologie dans la logique et à la théorie de la connaissance :

Pour ma part, je me qualifierais volontiers d'“antipsychologiste” (Antipsychologisten) . Mais les mots n'ont ici guère d'importance. Je me contenterai ici d'une simple remarque : il existe un antipsychologisme (Antipsychologismus) qui n'est en réalité rien d'autre qu'une variante (Abart) du psychologisme au sens ordinaire du mot, un symptôme de la même maladie (Krankheit), de la même incapacité à voir les faits (Tatasachen zu sehen) .

Lipps, théoricien de l'épistémologie affective

70Comme on l'a vu dans la section consacrée à la théorie du sentiment, ce n'est qu'à partir de la fin des années 1880 que Lipps s'efforce de théoriser la notion de « sentiment «épistémique »75, développant peu à peu cette l'idée que les états affectifs participent d'autres « qualités » que le plaisir et le déplaisir (Lipps 1889, 1894, 1895, 1896b, 1898a). Cette conception « multidimensionnelle » de l'affectivité, on s'en souvient, ne devait véritablement trouver son aboutissement qu'au tournant du XXe siècle (Lipps, 1901b, 1902a). Or, on constate que, paradoxalement, les « sentiments » (Gefühle) ont été amenés, dès la fin des années 1870, à jouer un rôle essentiel dans la logique et la théorie de la connaissance de Lipps, notamment dans sa théorie du jugement, mais aussi dans l'analyse qu'il propose d'autres phénomènes épistémiques, comme la détermination du statut des objets de conscience ou la perception de la causalité. En dépit de cette discordance avérée entre son discours psychologique sur la nature des états affectifs et son discours philosophique sur leurs implications fonctionnelles, force est d'admettre que Lipps s'est affirmé très tôt comme un théoricien de l'épistémologie affective, celle-ci s'avérant chez lui aussi ancienne que sa pensée épistémologique elle-même. C'est ainsi que, dès 1877, dans « Die psychischen Grundtatsachen », il postule l'existence d'un vécu particulier, la croyance (Glauben), spécifiquement impliqué dans l'affirmation et la négation logiques (logische Bejahung/Verneinung) . S'il distingue ici clairement la croyance de l'affectivité (Fühlen), c'est-à-dire de la capacité d'évaluation (Schätzung), il l'assimile pourtant ici à un « sentiment de vérité » (Wahrheitsgefühl) – dit aussi « sentiment de conviction » (Gefühl der Überzeugung) ou « sentiment d'approbation logique » (Gefühl der logischen Billigung) – et à un « sentiment de fausseté » (Gelühl der Unwahrheit). 76 Lipps jette ici les fondements d'un programme de recherche sur l'implication des sentiments dans l'expérience judicatoire, un programme qu'il devait s'attacher à développer plus avant, entre le début des années 1880 et le début des années 1893, dans les deux articles « Die Aufgabe der Erkenntnisstheorie » (1880/1881) et « Logisches zur Abwher » (1882), dans les Grundtatsachen der Seelenlebens (1883, 356, 397-398, 405-410, 420), ainsi que dans les Grundzüge der Logik (1893). Comme cela a déjà été souligné dans la sous-section précédente, il assimile l'expérience du jugement – qu'il identifie ici au jugement lui-même – à ce qu'il appelle, dans « Die Aufgabe der Erkenntnisstheorie » (1880/1881, 432), une « adjonction subjective » (eine Subjektive Zuthat), celle-ci étant assimilée à la survenue d'un « sentiment » (Gefühl) particulier. Si le modèle psychologique du jugement qu'il défend dans « Logisches zur Abwher » (1882) et dans les Grundzüge der Logik (Lipps 1893, 16-23) n'est sur le fond guère différent de celui qu'il propose dans ses deux autres écrits, on constate que Lipps évite ici parler de « sentiment » (Gefühl), préférant à ce terme celui, plus vague, mais doute à ses yeux moins connoté, de « conscience » (Bewusstsein) (voir toutefois : Lipps 1893, 139). Le deux termes « Gefühl » et « Bewusstsein » sont d'ailleurs utilisés de manière interchangeable dans « Die Aufgabe der Erkenntnisstheorie » et les Grundtatsachen der Seelenlebens. Quoiqu'il en soit, nous dit Lipps, on a affaire, dans le cas des jugements affirmatifs, à un « sentiment de vérité » (Wahrheitsgefühl) (Lipps 1880/1881, 56-57), à un « sentiment de coercition » (Gefühl der Nöthigung) (Lipps 1880/1881, 433-434 ; Lipps 1893, 139), à un « sentiment de contrainte » (Zwangsgefühl) (Lipps 1883, 409), à un « sentiment de certitude » (Gefühl der Gewissheit) ou encore à un « sentiment de nécessité objective » (Gefühl der objektiven Nothwendigkeit ) (Lipps 1893, 139), et, dans le cas des jugements négatifs, à un « sentiment de fausseté » (Unwahrheitsgefühl) (Logik 1894, 139) ou à un « sentiment de contradiction » (Gefühl der Widerspruch) (Lipps 1883, 356; Logik 1894, 139).

71L'épistémologie affective lippsienne de cette époque est pourtant loin de se limiter à la seule question du jugement. On discutera ici brièvement deux autres aspects de sa réflexion qui montrent bien la part prise, très tôt, par les sentiments dans sa logique et sa théorie de la connaissance. Tout d'abord, soulignons les intéressants développements que Lipps propose, dans les Grundtatsachen der Seelenlebens (1883, 397-398), sur le rôle des sentiments dans la capacité que nous avons à statuer sur la réalité de nos propos contenus mentaux, c'est-à-dire sur le rapport qu'il entretiennent au monde extérieur et à nous-même – ce que les psychologues actuels appellent parfois le « reality monitoring » (Johnson 2002). Comme il l'explique, si nous parvenons à distinguer spontanément ce « qu'il y a d'objectif, d'éminemment étranger » de ce que nous nous représentons « subjectivement et librement » (Lipps 1883, 397), c'est parce que se manifestent, respectivement, un « sentiment de la contrainte » (Zwangsgefühl, Gefühl des Zwanges) et un « sentiment de l'effort vain » (Gefûhl der vergeblichen Anstrengung) . Lipps insiste ici sur le fait que le sentiment de la contrainte, en ce qu'il est l'expression de la conscience de la signification objective ou de la réalité (Bewusstsein der objectiven Bedeutung/der Wirklicheit), est ce qui, en s'adjoignant à elles, nous fait éprouver les sensations (Empfindungen) comme quelque chose de réel (wirklich) et les « représentations reproductives » comme quelque chose que nous avons réellement perçu auparavant. Il convient ensuite de dire un mot sur le rôle que Lipps fait jouer aux sentiments dans la perception de la causalité, une question qu'il aborde dans les articles « Die Aufgabe der Erkenntnisstheorie », (1880/1881) « Logisches zur Abwehr » (1882) et « Zur Psychologieder Kausalität » (1890), et surtout, dans les Grundzüge der Logik (1893, 79-84). Comme il l'explique, la tendance naturelle que nous avons à « anthropomorphiser » le monde environnant, c'est-dire à le percevoir comme étant animé de relations causales, dépend de la capacité que avons à projeter sur lui notre « sentiment de force » (Kraftgefühl) et à interpréter les objets physiques qui le constituent à la lumière de notre propre « effort de volonté » (Willensanstregung) . Au point de vue épistémologique, Lipps insiste ici sur le fait que, quand bien même elle « imbibe » le langage, une telle expérience « anthropomorphique » de la causalité ne peut en aucun cas être considérée comme étant au fondement du concept de causalité.

72Même si le concept de sentiment épistémique reste chez lui, tout au long de cette période, une notion faiblement théorisée au point de vue psychologique, les développements proposés par Lipps sur la question des rapports entre connaissance et affectivité entre la fin des années 1870 et le début des années 1890 relèvent de ce que l'on peut appeler une conception « forte » de l'épistémologie affective, dans laquelle les « sentiments » – quel que soit le sens psychologique exact que Lipps attribue alors à ce terme – se voient reconnaître un véritable rôle fondationnel. Parmi les processus épistémiques dans lesquels l'implication des sentiments s'avère décisive, Lipps, on l'a dit, distingue ici le jugement, mais aussi la capacité à déterminer le statut ontologiques des objets tels qu'ils peuvent être appréhendés dans la conscience. A cet égard, les sentiments apparaissent comme autant de facteurs « internes », c'est-à-dire inhérents à l'expérience consciente elle-même, dans lesquels il convient de rechercher les fondements de la connaissance objective et de sa justification. Cette approche de l'épistémologie affective devait trouver une forme d'aboutissement au tournant du XXe siècle, avec l'élaboration définitive de la théorie multidimensionnelle de l'affectivité et la thématisation du concept de sentiment épistémique. Lipps, on l'a vu, défend alors l'idée que la vie affective participe d'une infinité de qualité phénoménologiques, lesquelles sont autant de propriétés qui participent à la détermination expérientielle et épistémique de « l'objectuel ». En d'autres termes, Lipps assimile ici les sentiments à des facteurs métacognitifs qui assurent la différenciation et la spécification des formes de l'expérience consciente et de la connaissance. La parution, en 1902, de Vom Fühlen, Wollen und De nken (1902a) marque la concrétisation d'une telle conception de l'épistémologie affective. Avec la première édition de Vom Fühlen, Wollen und Denken, Lipps, on l'a dit, livre sa plus importante contribution à la théorie des sentiments, mais aussi sa réflexion la plus sophistiquée et la plus aboutie à la question des rapports entre connaissance et affectivité. Si, dans cet essai, il n'aborde pas directement la question du jugement, en revanche, comme le suggère le titre de l'ouvrage, il s'attache à analyser la participation des sentiments à de multiples aspects de la vue intellectuelle et volitionnelle. Parmi ses apports les plus remarquables à l'épistémologie affective, il convient de mentionner ses développements sur la manière dont les états effectifs, en nous faisant apprécier le rapport que nos propres contenus mentaux entretiennent avec la réalité extérieure et avec notre propre intériorité, nous permettent de déterminer la nature des objets (Gegenstände) qui s'offrent à nous dans la conscience (Lipps 1902a, 8-17) – une réflexion sur le « reality monitoring », mais aussi sur la théorie de l'objet, qui s'inscrit dans la continuité de celle amorcée dans les Grundtatsachen des Seelenlebens (1883, 397-398) et les Grundzüge der Logik (1893, 5-16). Sans entrer dans les détails77, précisons ici que la détermination du statut ontologique des objets est ici mise au compte de ces états affectifs spécialisés que sont « les sentiments de subjectivité » et « d'objectivité objectuelles » (gegenständliches Subjektivitäts-/Objektivitätsgefühl), « les sentiments de liberté » et « d'aliénation perceptives » (Gefühl der perceptiven Freiheit/Gebundenheit), « les sentiments de l'activité » et « de la passivité de l'aperception » (die Gefühle der Aktivität/Passivität der Apperception) et « les sentiments de la subjectivité et de l'objectivité aperceptives » (die Gefühle der apperceptiven Subjektivität/Objektivität) . Par ailleurs, en lien direct avec sa réflexion sur l'expérience du statut ontologique des objets, Lipps s'intéresse aussi longuement, dans la la première édition de Vom Fühlen, Wollen und Denken, à la manière dont les sentiments participent à l'élaboration de la conscience de la réalité (das Bewusstsein der Wirklichkeit), c'est-à-dire de la forme d'expérience, caractéristique de l'expression de la pensée (Denken), dans laquelle les contenus que appréhendons nous apparaissent comme des objets réels, doués de signification logique (Lipps 1902a, 53-73). Enfin, soulignons que, dans la première édition de Vom Fühlen, Wollen und Denken, il accorde une grande importance à l'implication, dans les processus épistémiques, de ces deux catégorie particulière de sentiments que sont le plaisir/déplaisir (Lust/Unlust) (Lipps 1902a, 141-167) et la conation (Streben, Strebung) (Lipps 1902a, 17-53, 205-252). En ce qui concerne le plaisir/déplaisir, il est intéressant de constater que Lipps attribue en ce cas un rôle majeur dans la connaissance à un type d'état affectif qui, en tant que tel, n'est pas un sentiment « épistémique ». On ne reviendra pas ici sur la question de savoir dans quelle mesure Lipps cherche véritablement ici à réduire la question des fondements objectifs de la connaissance à des considérations de nature affective notamment au regard de sa réflexion naissante sur notion exigence (Forderung) . Je rappellerai ici simplement que si, dans la première édition de Vom Fühlen, Wollen und Denken, Lipps continue incontestablement à se réclamer d'une vision « forte » de l'épistémologie affective, son analyse des rapports entre connaissance et affectivité allant souvent bien au-delà de ce qu'il proposait dans ses écrits précédents, il ne dessine pas moins les contours, dans cet ouvrage, de l'approche de la logique et de la théorie de la connaissance qui devait s'attacher à promouvoir au cours des années suivantes.

73Force est en effet d'admettre que le tournant « antipsychologiste » qui s'opère dans la pensée lippsienne au cours des années 1903-1905 (Raspa 2002; Fidalgo 2011 [1991] ; Fabbianelli 2013b) s'est traduit par une nouvelle manière d'envisager la place et le rôle des états affectifs dans la logique et la théorie de la connaissance, et plus généralement, leur implication dans la manifestation des processus épistémiques. D'une manière générale, Lipps est amené à envisager l'affectivité dans un rapport plus marginal à la connaissance et, même si, nous allons le voir, l'épistémologie affective est loin de devenir une dimension secondaire de sa pensée, il est conduit à dénier aux sentiments tout rôle fondationnel. C'est ainsi qu'il critique, dans Inhalt und Gegenstand, l'attitude « psychologiste » qui consiste selon lui à « voi[r] dans les particularités des sentiments les particularités des objets pensés, c'est-à-dire à expliqu[er] certaines différences [qui existent entre] les sentiments comme des différences inhérentes aux objets auxquels ils se rapportent » (Lipps 1905c, 523). De manière assez transparente, Lipps s'attache ici à remettre en cause les idées dont il se réclamait encore, quelques années plus tôt, dans Vom Fühlen, Wollen und Denken (1902a), mais aussi, dans une certaine mesure, dans la première édition du Leitfaden der Psychologie (1903a, 249-291).

74Si l'édition de 1903 du Leifaden marque on l'a dit, l'émergence d'un nouveau modèle logico-gnoséologique, c'est là un ouvrage dans lequel Lipps continue, de toute évidence, à se réclamer d'une conception relativement « forte » de épistémologie affective. Dans la section qu'il consacre à la question des sentiments (Lipps 1903a, 249-291), il distingue ainsi des « sentiments objectuels » ou « sentiments d'objet » (Gegenstandsgefühle), une catégorie d'états affectifs qu'il qualifie aussi, de manière tout à fait caractéristique, de « sentiments d'exigence » (Forderungsgefühle) (Lipps 1903a, 249-257) – une expression déjà usitée, on s'en souvient, dans Vom Fühlen, Wollen und Denken (1902a) et Einheit und Relationen (1902b). Sous cette catégorie de sentiments, Lipps subsume tous les états affectifs en vertu desquels, « dès lors que l'objet exige quelque chose (fordert) de moi, je me sens (fühle ... mich) déterminé par lui » (Lipps 1903a, 250). Plus précisément, les sentiments objectuels se subdivisent, selon lui, en (a) « sentiments logiques » (logische Gefühle), dits aussi « sentiments d'objectivité » (Objektivitätsgefühle), qui « sont le symptôme conscient immédiat du fait que quelque chose d'étranger au contexte de ma propre vie psychique, que quelque chose qui ne trouve pas son origine en lui, surgit face à lui et en lui » (Lipps 1903a, 253), et en (b) en « sentiments objectuels émotionnels » (affektive Gegenstandsgefühle), dits aussi « sentiments objectuels de valeur » (Gegenstandswertgefühle), qui correspondent quant à eux au « symptôme conscient que l'aperception de l'objet entretient avec moi » (Lipps 1903a, 256). Dans la première édition du Leitfaden, Lipps considère toujours les sentiments comme étant partie prenante de l'acte du jugement et reste, dans une certaine mesure, fidèle à cette idée que l'on doit reconnaître à l'activité un rôle fondationnel dans les processus logiques. A côté des sentiments objectuels, il distingue ces deux autres « genres principaux » de sentiments sont « les sentiments émotionnels » (die affektiven Gefühle, Affektgefühle) 78 (Lipps 1903a, 257-278) et « les sentiments de la conation et de poursuite conative » (die Gefühle des Strebens und des strebenden Fortgehens) (Lipps 1903a, 278-281), qui ont à voir, respectivement, avec (a) « la question de savoir comment un processus psychique se comporte vis-à-vis des conditions, données en moi, dans lesquelles il acquiert sa force et, en définitive, vis-à-vis des conditions, données en moi, de l'aperception de l'objet pensé en lui » (Lipps 1903a, 257), et (b) avec tous les vécus en rapport avec la volition, l'intention, de l'action, de la passivité, etc. A ces deux catégories de sentiments aussi Lipps attribue une fonction épistémique. Ceci est particulièrement vrai de ce qu'il appelle « les sentiments psychologiques intellectuels » (die psychologischen Intellektualgefühle), qui tiennent autant des sentiments émotionnels que des sentiments de conation et de poursuite conative. Il désigne par là « les sentiments de mon comportement vis-à-vis des exigences (Forderungen) de l'objet », qui sont autant de autant de nuances du sentiment d'activité (Tätigkeitsgefühl), et qui « forment le contrepoint (Kehrseite) psychologique des sentiments logiques » (Lipps 1903a, 252).

75Si la réflexion concernant la place et le rôle des sentiments dans la connaissance proposée dans la première édition du Leitfaden s'inscrivent incontestablement dans une certaine continuité avec celle proposée dans Vom Fühlen, Wollen und Denken, les développements que l'on trouve dans la deuxième et la troisième édition (Lipps 1906a, 281-308 ; 1909a, 314-344) marquent en revanche une nette rupture avec la vision de l'épistémologie affective de la période précédente. En ce cas, non seulement Lipps ne parle plus de « sentiments d'exigence » ni de « sentiments d'objectivité », mais il exclut expressément les vécus correspondants du champ de l'affectivité. La fonction affective se réduit désormais pour lui aux seuls « sentiments émotionnels », c'est-à-dire aux phénomènes de conscience dont la caractéristique est d'avoir pour coloration le plaisir et le déplaisir, une catégorie à laquelle il agrège les états affectifs qu'il qualifiait précédemment de « sentiments de la conation et de la poursuite conative ». Force est ainsi de constater que, dans la deuxième et la troisième édition du Leitfaden, les sentiments se voient dépouillés d'une bonne part des attributions épistémiques qui étaient les leurs dans la première édition du Leitfaden (1903a, 249-292) et de Vom Fühlen, Wollen und Denken (1902a). Il est ici intéressant de constater que la nouvelle orientation prise par l'épistémologie affective lippsienne va de pair avec l'évolution de sa psychologie affective, Lipps, comme je l'ai montré précédemment, tendant de plus en plus, au cours de cette période, à réduire la vie affective à la manifestation du plaisir et du déplaisir et à l'activité conative du moi.

76Si, dans les deux dernières éditions du Leitfaden, Lipps s'intéresse à la question du rapport entre connaissance et affectivité d'un point de vue essentiellement psychologique, il l'aborde de manière plus philosophique dans ses deux articles de 1905 et de 1906 Bewu ß tsein und Gegenstände (1905b) et « Über “Urteilsgefühle” » (1906d). Ces deux écrits restent sa principale contribution à l'épistémologie affective de la maturité. Dans « Über “Urteilsgefühle” », un article qui, comme le suggère son titre, a trait à la question des rapports entre jugement et affectivité, et qui se veut une réponse à l'article de Meinong du même nom (Meinong, 1905), Lipps établit une très nette distinction entre intellect (Verstand) et sentiment (Gefühl) . Ainsi, pour lui, si, dans les processus intellectuels, « je ressens (fühle) que je suis en train de juger » (Lipps 1906d, 5), ni les jugements ni les actes de jugement ne participent, à ses yeux, des phénomènes de nature affective. En d'autres termes, il n'existe pas de sentiments de jugement (Urteilsgefühle) ni même de sentiments de l'acte de juger (Urteilsaktsgefühle) . Dans Bewu ß tsein und Gegenstände, Lipps insiste sur le fait que l'exigence n'est « pas une contrainte, pas plus qu'elle n'est une coercition, une pulsion, une tendance, ou quoi que ce soit de semblable » (Lipps 1905b, 81) – autant de vécus affectifs que l'ont peut subsumer sous le concept général de conation (Streben) . Il n'en demeure pas moins, à ses yeux, que l'acte de juger s'accompagne inévitablement de tels vécus, lesquels, participent, plus précisément, de ce qu'il appelle « la tendance à la satisfaction » (Erfüllungstendenz, Streben nach Erfüllung) des exigences logiques (Lipps 1905b, 108 & 126). Une telle tendance est à mettre au compte, non de l'objet, mais du seul sujet. Le vécu de l'exigence (Forderungserlebnis) et le vécu de la conation (Erlebnis des Strebens) sont « deux vécus différents » qui constituent les « deux versants opposés » (entegegensetzten Seiten), respectivement objectif et subjectif, « d'un seul et même vécu » (Lipps 1905b, 109-110). Les sentiments apparaissent ainsi comme des symptômes de l'acte de juger qu'ils contribuent à « subjectiviser ». Comme le précise Lipps, toujours dans Bewu ß tsein und Gegenstände, il n'existe pas seulement une tendance à la satisfaction, mais aussi une activité de satisfaction (Erfüllungstätigkeit) des exigences (Lipps 1905b, 161). Ce processus affectif, qu'il assimile à la « poursuite conative » (strebendes Fortgehen), correspond au symptôme subjectif de la coopération ou de l'interaction entre moi et l'objet, c'est-à-dire de « la manière que j'ai de me comporter vis-à-vis de l'objet » (Lipps 1905b, 154). Considérée du point de vue de la manifestation du plaisir et du déplaisir, l'activité de satisfaction n'est rien d'autre que « le sentiment de l'accord [ou du désaccord] entre, d'une part, mon activité et, d'autre part, la revendication de l'objet » (Lipps 1905b, 191), autrement dit, le sentiment de liberté ou de conflit lié à mon activité d'appréhension. Dans Bewu ß tsein und Gegenstände (1905b, 176-177) et dans « Über “Urteilsgefühle” » (1906d, 8-10), Lipps parle aussi, dans le cadre de son épistémologie affective, du « plaisir de savoir » (Lust am Wissen), du « sentiment de la joie de savoir » (Gefühl der Freude am Wissen), de la « tendance au savoir » (Streben nach dem Wissen), du « sentiment de puissance » (das Machtgefühl, das Gefühl der Macht), du « sentiment de domination » (Gefühl der Herrschaft), du « sentiment de pouvoir être actif » (das Gefühl des Tätigseinkönnens), ou encore du « sentiment de pouvoir exercer un contrôle » (Gefühl des Schaltenkönnens) – autant d'expressions plus ou moins synonymes qui désignent des phénomènes épistémiques directement en lien avec le sentiment d'activité.

77Enfin, cette présentation de l'évolution des idées de Lipps en matière d'épistémologie affective ne saurait être complète sans dire un mot sur le rôle dévolu à l'affectivité dans le cadre de sa théorie tardive de l'empathie (Lipps 1913, 2018). On l'a vu dans la section précédente, Lipps, dans ses dernières années, assimile la fonction empathique, ici toujours conçue comme un phénomène de projection du moi affectif sur les objets, à une « action créatrice » de l'esprit sur ces derniers, apportant les déterminations subjectives qui les « refaçonnent », à la faveur notamment du jugement et de la perception. A cet égard, on peut dire que l'affectivité retrouve, sur le tard, un rôle fondationnel au sein de la théorie de la connaissance lippsienne, à ceci près que Lipps ne s'intéresse plus ici aux sentiments mais à la vie affective considérée comme une totalité unitaire qui tend à ses confondre avec l'activité psychologique elle-même.

Théorie de la science

78Première contribution originale de Lipps à la théorie de la connaissance, l'essai « Die psychischen Grundthatsachen und die Erkenntniß » (Lipps 2013a), est aussi le premier de ses écrits dans lequel il aborde la question de la place des disciplines scientifiques dans le système de la connaissance et de leur statut épistémologique. Comme nous l'avons vu précédemment, l'organisation générale du savoir participe ici à ses yeux d'une distinction fondamentale entre, d'une part, la philosophie, qu'il assimile à la psychologie et qui se rapporte à l'ensemble des sciences de l'expérience interne, et, d'autre part, les sciences de la nature (Naturwissenschaften), c'est-à-dire les sciences de l'expérience externe (Lipps 2013a, 32-34, 107-109). En tant que discipline psychologique, c'est-à-dire en tant que « physique de l'esprit » (Physik des Geistes), la philosophie comprend la logique, l'esthétique et l'éthique. Pour ce qui est des sciences de la nature, elles correspondent à la physique et aux divers champs disciplinaires associés comme la physiologie, mais aussi à la géométrie. Si, dans « Die psychischen Grundthatsachen », Lipps voit dans la géométrie une science de l'expérience externe, il considère en revanche l'arithmétique comme une science de l'expérience interne, plus précisément comme une branche de la logique (Lipps 2013a, 32). C'est dans « Die psychischen Grundtatsachen » qu'il traite aussi pour la première fois de la métaphysique, qu'il conçoit ici comme une « science philosophique fondamentale » (philosophische Grundwissenschaft) et qu'il définit de manière très générale comme la « science des choses » (Wissenschaft von den Dingen) (Lipps 2013a, 107). Comme il le souligne, la métaphysique « ne peut avoir affaire qu'avec la question de savoir ce qui se constitue (ausmachen ... la ß e) dans le monde des choses en vertu de l'expérience interne, plus précisément, en vertu des faits qui se révèlent [en elle] » (Lipps 2013a, 107). Pour Lipps, la philosophie, plus particulièrement la métaphysique, et la science de la nature sont deux sciences indépendantes l'un de l'autre qui diffèrent tant dans leurs principes et leurs objectifs que dans leur matériau. C'est ainsi que la seconde, au contraire de la première, « obéit aux nécessités [de l'expérience], sans se poser la question de leur fondement et de leur nature » (Lipps 2013a, 108). Toutefois, et Lipps insiste sur ce point, dans la mesure où, dans chacun des deux domaines, « les faits élémentaires de l'esprit entrent en ligne de compte », force est d'admettre « [qu']il n'y a pas de méthode philosophique à côté de la méthode des sciences de la nature, non plus que de méthode des sciences de la nature à côté de la méthode philosophique » (Lipps 2013a, 108). La philosophie et la science de la nature apparaissent ainsi comme les deux versants d'une même « attitude scientifique générale » ; elles représentent chacune « l'une des deux grandes branches de la science » auxquelles incombe une tâche particulière (Lipps 2013a, 108-109). Lipps formule ici une idée qu'il devait développer plus avant au cours des décennies suivantes.

79La conception de l'organisation générale du savoir élaborée dans « Die psychischen Grundtatsachen », fondée sur le principe d'un double rapport à l'expérience, se retrouve, en 1883, dans les Grundtatsachen des Seelenbens (1883, 1-4). Ici aussi Lipps établit une distinction fondamentale entre « deux sciences englobantes » (zwei umfassende Wissenschaften), la science de l'expérience interne, c'est-à-dire la philosophie, et la science de l'expérience externe, c'est-à-dire la science de la nature. Comme nous l'avons vu dans la section consacrée à la psychologie, la philosophie, dite aussi « science de l'esprit » (Geisteswissenschaft), englobe en ce cas la psychologie (laquelle fait figure de discipline fondamentale), la logique, l'esthétique, l'éthique et les divers domaines qui s'y rapportent, ainsi que la métaphysique. Les disciplines philosophiques, précise Lipps, ont pour objet « les représentations, les sensations, les actes de la volonté, et il ne fait aucun doute que [ces objets] soient différents des objets des autres sciences et qu'ils requièrent un traitement scientifique spécifique » (Lipps 1883, 3). Si, comme il l'explique, « les représentations (Vorstellungen) constituent, en dernière instance, le matériau de la science de la nature », celle-ci, en tant que science de l'expérience externe, a affaire avec des phénomènes, non pas spirituels, mais matériels, c'est-à-dire avec un « système de relations mutuelles, pensé indépendamment du sujet, de ce qui est représenté (des Vorgestellten) (...) » (Lipps 1883, 10).

80La fin des années 1880 marque une inflexion certaine dans l'évolution des idées de Lipps relatives à la théorie de la science, son analyse portant désormais non pas tant sur la taxinomie que sur la nature et le statut de la science psychologique et de la science de la nature. C'est ainsi que, au cours de la période 1886-1896, Lipps propose une réflexion sur les fondements objectifs de la connaissance scientifique et le rapport que celle-ci entretient avec l'expérience. Amorcée en 1886 dans sa recension de l'ouvrage de Richard von Schubert-Soldern, Grundlagen einer Erkenntnisstheorie (Lipps 1886a), et poursuivie au travers d'une série d'autres recensions d'ouvrages épistémologiques contemporains (voir en particulier : Lipps 1888), cette réflexion est véritablement thématisée en 1893 dans les Grundzüge der Logik (1893, 1-16). Pour ce qui est de la nature et du statut de la psychologie, ceux-ci font l'objet, nous on l'avons vu précédemment, d'une étude spécifique dans deux articles de 1896, « Die Definition der Psychologie » (Lipps 1896a) et « Der Begriff des Unbewussten in der Psychologie » (Lipps 1896b). Dès 1886, dans sa recension de Schubert-Soldern (Lipps 1886a), Lipps soulignait la nécessité qu'il y a, pour le scientifique, de dépasser le donné immédiat (das unmittelbare Gegebene), en le rattachant, par le biais de la pensée, à une entité transcendante au monde phénoménal dont la caractéristique est d'être régie par des lois. En d'autres termes, selon lui, « la science a pour tâche (...), non seulement d'analyser et d'ordonner, mais aussi de compléter (ergänzen), c'est-à-dire de créer des facteurs susceptibles de produire un continuum (einen lückenlosen Zusammenhang) » (Lipps 1886a, 127), ainsi que d'expliquer les phénomènes en termes causaux. C'est là un critère de scientificité qui vaut, nous dit Lipps, aussi bien pour la psychologie que pour la science de la nature, les deux formes de sciences se distinguant l'une de l'autre, non seulement par le type d'expérience, respectivement interne et externe, dans laquelle se manifestent les phénomènes, mais aussi par le type de « contexte » (Zusammenhang) causal auquel elles s'efforcent de rattacher ces derniers. Si, dans le cas de la psychologie, le contexte correspondant est l'inconscient, l'âme ou encore le moi transcendant, autrement dit la substance psychique, dans le cas de la science de la nature, il s'agit du monde « en soi » ou « transcendant », autrement dit, de la substance matérielle. Ces développements de la fin des années 1880 trouvent une forme d'aboutissement dans l'introduction desGrundzüge der Logik (1893, 1-16 ), Lipps apportant ici d'importantes précisions quant à sa façon de concevoir les fondements de la psychologie et de la science de la nature. Comme il l'explique, l'expérience interne (innere Erfahtung) et l'expérience externe (äussere Erfahrung) ne sont pas deux formes d'expériences différentes, mais simplement deux « points de vue » (Betrachtungsweisen) sur les objets, en vertu desquelles le donné immédiat est appréhendé, respectivement, comme un phénomène psychique et comme un phénomène physique (ein psychisches/physisches Phänomen) (Lipps 1893, 12-13). Ainsi, tandis que la psychologie ou la science de l'esprit trouve son origine dans ce que Lipps appelle « la conscience immédiate de la réalité subjective » (das unmittebare Bewusstsein der subjektiven Wirklichkeit), la science de la nature trouve son origine dans ce qu'il appelle « la conscience immédiate de la réalité objective » (das unmittebare Bewusstsein der objektiven Wirklichkeit) (Lipps 1893, 5 & 13). Toutefois, insiste Lipps, le point de vue la psychologie et le point de vue de la physique (die psychologische./physikalische Betrachtung), loin de se réduire à ce qui se manifeste dans l'expérience immédiate, consistent avant tout dans « le fait d'ordonner [cette dernière] selon deux contextes opposés » (Lipps 1893, 12-13) c'est-à-dire, respectivement, selon le contexte psychique et selon le contexte physique (der psychische/physische Zusammenhang) . Le contexte psychique, c'est l'être doué de la faculté de représentation (das vorstellende Wesen), c'est-à-dire le moi réel, l'âme, l'esprit, l'esprit personnel, la personnalité ou encore l'individu, le contexte physique, c'est le monde extérieur transcendant (die transzendente Aussenwelt) ou le monde des choses en soi (die Welt der Dinge an sich), l'un comme l'autre étant subordonné à des lois et forgé au moyen de la pensée (Lipps 1893, 10-11). Dans le dernier chapitre des Grundzüge, Lipps insiste sur la nécessité de bien distinguer la science de la métaphysique, la vision métaphysique du monde ayant fondamentalement à voir avec « la conscience des limites de la connaissance », c'est-à-dire avec le « domaine du possible et du pensable » (Lipps 1893, 229).

81Si, nous l'avons vu, la première édition du Leitfaden der Psychologi e (1903a) constitue une contribution essentielle à la pensée psychologique de Lipps et marque un tournant majeur dansl'évolution de sa pensée logique et de sa théorie de la connaissance, elle ne traite que très marginalement de la théorie de la science. Même pour ce qui est de la réflexion autour de la nature et du statut de la connaissance psychologique, Lipps innove peu par rapport à ses écrits précédents. Le Leitfaden reste toutefois intéressant en ce qui concerne sa conception de l'organisation générale du savoir, dans la mesure où, dans l'annexe qui termine l'ouvrage (Lipps 1903a, 335-345), il fait pour la première fois de la métaphysique un objet d'étude à part entière. C'est ainsi qu'il oppose la science de la nature, qui « par définition, part du donné immédiat, c'est-à-dire de la vie consciente individuelle, pour aller vers le transcendant » (Lipps 1903a, 344) et la métaphysique, laquelle suit le chemin inverse – les deux disciplines correspondant, respectivement, au point de vue de la substantialité (Substantialität) et au « point de vue de la pure actualité » (Aktualität) .

82C'est dans son long article de 1905 Inhalt und Gegenstand (1905c), dans lequel il aborde des questions qui relèvent tout à la fois de la théorie de la connaissance, de théorie de la science et de la métaphysique, que Lipps nous fait part de sa réflexion la plus poussée sur la nature, les fondements et la taxinomie des différentes formes de la connaissance scientifique. Si les développements qu'il propose ici en rapport avec la théorie de la science s'inscrivent, dans une certaine mesure, dans la continuité de ses précédentes contributions, il ne faut pas perdre de vue qu'ils doivent beaucoup aux nouvelles orientations prises, à cette époque, par sa pensée épistémologique en ce qui concerne la théorie de l'expérience et le rapport de la théorie de la connaissance à la psychologie. Dans la section de l'article qu'il consacre à la « classification fondamentale des sciences » (Lipps 1905c, 646-667), Lipps défend une conception quadripartie de l'organisation du savoir scientifique. Selon lui, celle-ci participe d'une double opposition entre, d'une part, l'expérience du moi et l'expérience des objets (Ich-/Gegenstandserfahrung) et, d'autre part, l'expérience immédiate et l'expérience médiate (unmittelbare/mittelbare Erfahrung) . La première opposition fonde la distinction entre « la science de l'expérience du moi » (die Wissenschaft der Icherfahrung), qui « considère les vécus de conscience en tant que tels » (Lipps 1905c, 646), et « la science de l'expérience des objets » (die Wissensschaft der Gegenstandserfahrung), qui « détache, à partir des données sensorielles et des contenu perceptifs, les objets qui se trouvent implicitement en eux » (Lipps 1905c, 646). La seconde opposition fonde la distinction entre, d'une part, « les sciences de l'expérience médiate » (die Wissenschaften der mittelbaren Erfahrung), dites aussi « sciences empiriques » (empirische Wissenschaften) ou « sciences des choses » (Dingwissenschaften), lesquelles « tournent leur regard (...) vers un monde matériellement réel, indépendamment de la conscience » (Lipps 1905c, 647), et, d'autre part, « les sciences de l'expérience immédiate » (die Wissenschaften der unmittebaren Erfahrung), dites aussi « sciences intuitives » (intuitive Wissenschaften), lesquelles « considère[nt] les objets simplement en tant qu'ils sont ces objets » (Lipps 1905c, 646). Les sciences de l'expérience médiate, dans la mesure où elles sont « soumises au concept de substance » (Lipps 1905c, 648), se caractérisent par le fait qu'elles cherchent à penser, conformément à la loi causale, les choses et ce qui les déterminent. Les sciences de l'expérience immédiate s'attachent elles aussi à établir des lois, mais, nous dit Lipps, des lois qui ne sont pas de nature causale, leur objectif, en effet, n'étant pas d'étudier les choses et les substances. Lipps parle en ce cas aussi d'une opposition entre « sciences causales » et « sciences non-causales » (kausale/nichtkausale Wissenschaften) . La science causale de l'expérience du moi n'est autre que la psychologie empirique ou la psychologie de la conscience individuelle, la tâche de celle-ci étant de « considére[r] la conscience, non pas en tant que telle, mais en tant que qu'elle survient ici ou là dans le monde objectivement réel » (Lipps 1905c, 650). On ne reviendra pas ici sur la manière dont Lipps analyse, dans Inhalt und Gegenstand, cette forme de psychologie. La science causale de l'expérience des objets correspond pour sa part à la science de la nature (Naturwissenschaft), que Lipps qualifie également de « science des choses matérielles », de « science de la nature matérielle », de « science des relations causales des choses matérielles », ou, plus simplement, de « science physique ». S'il s'attache ici à préciser la nature de son rapport à l'expérience, Lipps défend ici une conception de la science de la nature qui ne diffère pas fondamentalement de celle élaborée dans ses écrits précédents. La science non-causale de l'expérience immédiate revoie quant à elle à cette forme de psychologie, thématisée dans « Die Aufgabe der Psychologie » (1904a) puis dans « Die Wege der Psychologie » (1905a), qualifiée de « psychologie de la connaissance de soi », de « psychologie pure » ou de « science de la conscience », et que, dans Inhalt und Gegenstand, il appelle aussi, on l'a vu, « psychologie de l'expérience du moi » ou « science des faits de conscience ». On ne reviendra pas, en ce cas non plus, sur les tenants et les aboutissants de cette science dont il a déjà été largement question précédemment. Précisons toutefois que, dans la première édition de Inhalt und Gegenstand, Lipps assimile explicitement la science du moi pur à la métaphysique et la science causale de l'expérience médiate à la géométrie (Lipps 1905c, 652-653). Cette dernière est pour lui « une science objectivement intuitive », ayant pour tâche d'établir les lois qui régissent l'espace. A cet égard, précise Lipps, la science géométrique a à voir, non avec la loi de causalité, mais avec la loi d'implication (Gesetz von Grund und Folge).

83Lipps insiste sur le fait que, si « les sciences de l'expérience immédiate (...) restent au niveau des objets de l'expérience et ne cherchent pas à les dépasser pour parvenir à un monde transcendant », ceci ne veut pas dire pour autant qu'elles se rapportent à l'expérience « telle qu'est [nous] est donnée » (Lipps 1905c, 653). En effet, précise-t-il, « comme dans toutes les autres sciences, il se produit en elles un traitement (Bearbeiten) ou une reconsidération (Umdenken) des objets » (Lipps 1905c, 653). Comme il l'explique, les sciences intuitives, loin d'être purement descriptives, font appel, à l'instar des sciences empiriques, à la loi d'identité (Gesetz der Identität) . La tâche qui leur incombe est ainsi, non pas de substituer un autre objet à l'objet immédiatement donné, mais de repousser et, en définitive, d'abolir les frontières expérientielles de ce dernier, en le détachant, par la pensée, de l'expérience individuelle. Tandis que la science du moi s'attache à mettre à jour le moi pur à partir du moi individuel, la géométrie s'attache à dégager l'espace pur, c'est-à-dire l'espace infini, à partir de l'espace donné dans l'expérience perceptive.

84Dans Inhalt und Gegenstand, Lipps propose aussi d'intéressants développements sur la place et le statut des phénomènes (Erscheinungen) dans les sciences causales ou empiriques (Lipps 1905c, 586-599). Comme il le rappelle, le psychologue empirique aussi bien que le physicien s'attachent à diriger leur regard par delà le donné immédiat, de regarder à travers eux, pour contempler les objets avec « l'oeil de l'esprit » (das geistige Auge). Pour eux, le donné immédiat n'est jamais qu'un signe (Zeichen) ou un indice (Hinweis) de quelque chose de réel pensé comme un au-delà de la conscience. Il se manifeste, en d'autres termes, sous forme de phénomènes. Pour Lipps, les phénomènes ne sont rien d'autres que les vécus de conscience (Bewu ß tseinserlebnisse) ou, plus précisément, la « relation qui existe, en dernière analyse, entre le vécu de conscience et ce qui le sous-tend » (Lipps 1905c, 568). C'est ainsi qu'il existe des phénomènes psychiques et des phénomènes physiques (psychische/physische Erscheinungen), lesquels correspondent, respectivement, aux vécus de conscience subjectifs et aux vécus de conscience objectifs. Les phénomènes psychiques ont ceci de particulier qu'ils sont pensés comme des manifestations de la réalité consciente, c'est-à-dire comme des objets réels (wirkliche Gegenstände) . Le psychologue, nous dit Lipps, appréhende ses propres vécus de conscience comme quelque chose de psychiquement réel dès lors « [qu']il les pense comme des vécus individuels, autrement dit, qu'il les rattache, par la pensée, à un individu réel (ein reales Individuum) » (Lipps 1905c, 569). Mais dans cette réalité psychique il voit aussi une réalité de type physique, c'est-à-dire une réalité matérielle (materielle Wirklichkeit), dans la mesure où « [ce] qui est matériellement réel, l'individu ou l'âme (...) lui apparaît comme la condition du fait de penser la réalité de la conscience ou les vécus de conscience réels » (Lipps 1905c, 569-570). Le physicien, en revanche, ne pense pas les vécus de conscience comme des objets : pour lui, les phénomènes, c'est-à-dire, en l'espèce, les contenus des données sensorielles et de la perception, ne sont que « le médium au travers duquel il voit les objets physiquement réels (...) » (Lipps 1905c, 559). Comme l'explique Lipps, « pour le physicien, [les] vécus de conscience objectifs sont de purs indices, et ce à double titre » (Lipps 1905c, 567). En effet, « ils sont, en premier lieu, les symboles des objets pensés en eux, et, en second lieu, les symboles du monde matériellement réel connu et en définitive reconnu comme l'unique entité objectivement réelle » (Lipps 1905c, 567).

85Après la publication, en 1905, d'Inhalt und Gegenstand, Lipps tend à se tourner de plus en plus vers la métaphysique au détriment de la théorie de la science proprement dite. La période qui va de 1906 et de 1912 n'en est pas moins marquée par un certain nombre de publications en rapport avec la nature, le statut et la taxonomie du savoir scientifique qui témoignent de l'évolution tardive de ses idées dans le domaine considéré. C'est notamment le cas de l'essai Naturwissenschaft und Weltanschauung (Lipps 1906c), dans lequel Lipps propose d'importants développements sur les fondements de la science de la nature. Il définit ici cette dernière comme « le fait de rendre compte du contexte de la réalité sous forme d'un système uniforme des relations de dépendance, régi par des lois, entre les déterminations spatiales, temporelles et numériques » (Lipps 1906c, 13). Les relations spatio-temporelles et les relations numériques étant des déterminations formelles (formelle Bedingungen), la science de la nature apparaît ainsi comme « une science, non pas matérielle, mais purement formelle » (Lipps 1906c, 14). Comme le souligne Lipps, la tâche qui lui incombe est celle d'assurer le passage d'un mode d'apparition sensoriel (sinnliche Erscheinungsweise) à un mode d'apparition spirituel (geistliche Erscheinungsweise), c'est-à-dire d'expurger l'expérience de ses déterminations matérielles ou qualitatives. Il insiste toutefois sur le fait que ces dernières doivent s'adjoindre aux relations formelles « dès lors qu'il nous faut penser le réel en tant que tel » (Lipps 1906c, 14). Plus précisément, nous dit Lipps, la science de la nature a pour objectif de montrer que les lois qui régissent le réel sont des lois mécaniques en rapport avec les concepts d'espace, de temps et de nombre. Il s'agit là d'une science mécaniste ou, comme il le dit encore, d'une conception mécaniste du réel. C'est aussi un matérialisme, dans la mesure où elle a aussi fondamentalement à voir avec le concept abstrait de matière (Lipps 1906c, 31-32). Lipps devait reprendre les considérations exposées dans « Naturwissenschaft und Weltanschauung » dans trois articles de 1907, intitulés « Naturphilosophie » (1907b), « Die Erscheinungen » (Lipps 1907c) et « Die physikalischen Beziehungen und die Einheit der Dinge » (Lipps 1907d), qui ne seront pas commentés ici.

86Enfin, il convient de dire un mot sur la manière dont, dans Philosophie und Wirklichkeit (1908a), Lipps envisage l'organisation générale des formes du savoir, à une époque où, précisément, il tend à faire de la psychologie une science englobante. Il qualifie ici la psychologie, on s'en souvient, de« science du réel » ou de « science du moi », et voit en elle, de manière très générale, la discipline dont participent, par opposition à la science de la nature, la psychologie explicative, la logique, la théorie de la connaissance, l'éthique, l'esthétique et, plus généralement, la philosophie et la métaphysique. Lipps insiste, dans Philosophie und Wirklichkeit, sur la distinction qui existe entre la science psychologique, telle qu'il la conçoit désormais, et la science de la nature. Ainsi, pour lui, si la psychologie « a à voir avec le réel (dem Wirklichen) en tant que tel », la science de la nature, dans la mesure où elle « le perçoit (auschaut) sous la forme de la spatialité ou le saisit dans ce langage, la matière » (Lipps 1908a, 37), ne s'intéresse pas au réel pour lui-même. En d'autres termes, elle « s'attache à montrer que [le réel] est régi par des lois, sans se poser la question de savoir ce qui, en soi, est organisé par ces dernières » (Lipps 1908a, 37-38). Comme le souligne Lipps, la science de la nature, dans la mesure où elle rapporte le réel à des lois mécaniques, et la psychologie, c'est-à-dire ici la philosophie, dans la mesure où elle s'intéresse au quale (Quale) du réel, apparaissent en définitive comme complémentaires l'une de l'autre.

Métaphysique

87La métaphysique est l'un des aspects les plus méconnus de la pensée lippsienne et n'a jusqu'ici, à ma connaissance, donné lieu à aucune étude systématique. Parmi les commentateurs actuels, Faustino Fabbianelli est le seul, à la fin de son introduction à son édition des œuvres psychologiques et épistémologiques de Lipps, à avoir spécifiquement consacré quelques pages à cette question (Fabbianelli 2013b, LXI-LXIII).79 Pour ce qui est des commentateurs anciens, la métaphysique lippsienne a été brièvement discutée par Rudolf Eisler dans l'article qu'il consacre à Lipps dans son Philosophen-Lexikon (Eisler 1912a, 415), ainsi que par Külpe dans sa nécrologie déjà citée (Külpe 1915, 72-73). Il est intéressant de se pencher sur ces commentaires du début du XXe siècle pour se faire idée de la réception des conceptions métaphysiques de Lipps dans le contexte philosophique de cette époque. C'est ainsi qu'Eisler, dans sa notice du Philosophen-Lexiko n (1912a), mais aussi dans son Einführung in die Erkenntnistheorie (1907, 212), voit dans Lipps un représentant typique de l'idéalisme objectif (der objektive Idealismus), c'est-à-dire, comme il le précise dans ce dernier ouvrage, de la thèse « selon laquelle une conscience générale englobe les objets et les sujets » (Eisler 1907, 202). Külpe, pour sa part, en plus d'insister sur l'opposition de Lipps au « conscientialisme » (Konszientialismus) 80, c'est-à-dire, pour reprendre la définition, d'Eisler, « le point de vue selon lequel seuls les phénomènes de conscience (vécus) existent ou peuvent être connus » (Eisler 1907, 204), et sur le caractère réaliste de sa théorie de la connaissance (Külpe 1915, 71-72), note que la métaphysique lippsienne, telle qu'elle s'esquisse à partir de 1903, relève « [d']un spiritualisme et [d']un panthéisme actualistes » (Eisler 1915, 72). Comme il le rappelle à juste titre, ce n'est que dans la première édition du Leitfaden der Psycholog ie (1903a) que les questions métaphysiques deviennent pour Lipps un objet d'étude à part entière (Eisler 1915, 72). Largement négligée au cours de la période précédente, la métaphysique s'impose, après 1903, comme une dimension majeure de sa pensée, au point de devenir, dans les dernières années de sa carrière, son principal centre d'intérêt. Quoi qu'il en soit, comme le souligne Fabbianelli (2013b, LXIII), à la suite de Külpe (1915, 72), Lipps n'est pas parvenu, dans le contexte personnellement difficile de ses dernières années, à élaborer une véritable système métaphysique.

88Entre 1877 et 1903, les développements métaphysiques proposés par Lipps s'avèrent parcellaires et pas toujours très explicites, si bien qu'il n'est pas facile de dire avec précision quelle est la vision du monde dont il se réclame au cours de cette période. C'est à la fin de « Die psychischen Grundthatsachen und die Erkenntniß » (Lipps 2013a, 107-108) que Lipps aborde la problématique de la métaphysique. Il envisage ici cette dernière comme une « science philosophique fondamentale » (philosophische Grundwissenschaft) et la définit, manière très générale, comme la « science des choses » (Wissenschaft von den Dingen). Plus précisément, la tâche qui incombe à la métaphysique est de prouver l'existence du monde des choses, la preuve en question pouvant être établie, selon lui, « certes pas de manière absolue, mais avec suffisamment de certitude » (Lipps 2013a, 107). Comme il le souligne, la réalité (Wirklichkeit) du monde est une hypothèse « à laquelle nous sommes conduits, indépendamment de notre volonté, par la nature de la sensation » et qui se renforce peu à peu jusqu'à ce que nous constations que, sans cette hypothèse, « le flot de nos représentations (Vorstellungsverlauf) est inexplicable (...) » (Lipps 2013a, 107). C'est ainsi que nous sommes conduits à croire, de manière indéfectible, en l'existence du monde, « non pas en l'existence du monde tel qu'il nous apparaît, mais d'un monde qui correspond à notre monde perceptif par la façon qu'il a d'être régi par des lois déterminées » (Lipps 2013a, 107). La manifestation d'une telle croyance, explique Lipps, présuppose « la validité des formes nécessaires de notre pensée. » (Lipps 2013a, 107). Aussi faut-il admettre qu'« il existe, au point de vue légal, une interdépendance entre le monde phénoménal (die Welt des Scheins) et le monde réel (der wirlichen Welt), si bien que tout ce qui est valable pour le premier est valable pour le second, et tout ce qui est valable pour le second fait sens pour le premier » (Lipps 2013a, 107-108). Ces deux mondes, auxquels s'intéressent respectivement la métaphysique et la science de la nature, entretiennent entre eux, nous dit Lipps, un rapport analogue à celui qui existe entre les théorèmes géométriques et les formules algébriques qui les représentent.

89Parus une quinzaine d'années après la rédaction de « Die psychischen Grundthasachen », les Grundzüge der Logik (1893) sont la seconde publication marquante de la première phase, encore tâtonnante, de la métaphysique lippsienne. Si, dans le dernier chapitre de cet ouvrage (1893, 226-233), Lipps aborde des questions d'ordre métaphysique, celles-ci ne constitue pas encore un champ d'étude à part entière. Les développements épistémologiques qu'il propose dans l'introduction des Grundzüge (1893, 4-16) permettent toutefois de se faire une idée de la nature de sa pensée métaphysique au début des années 1890). Lipps analyse ci l'élaboration de la connaissance objective et du monde extérieur, en montrant comment, à partir de ce qu'il appelle « la conscience immédiate de l'objectivité », se manifestent successivement « la simple conscience de la réalité objective » (Lipps 1893, 9), le « contexte transcendant à la conscience de la réalité objective » (Lipps 1893, 11), le « contexte du monde transcendant “pour soi” (für sich) ou “en soi” (an sich) » (Lipps 1893, 12), pour parvenir, en définitive, au « monde totalement inconnu des “choses en soi” », c'est-à-dire du « monde forgé par la seule pensée, [du] pur noumène » (Lipps 1893, 14). A la lumière de ces développements, on pourrait penser que, dans les Grundzüge, Lipps se réclame d'une conception idéaliste, non seulement en tant que théoricien de la connaissance, mais aussi en tant que métaphysicien. En réalité, comme il l'explique, il se défie tout autant d'une approche « subjectiviste » que d'une approche « objectiviste » de la connaissance. Pour lui, le moi et le non-moi, c'est-à-dire le sujet et le monde des choses objectivement réel, sont tout à la fois quelque chose de primitif, dans la mesure où l'un et l'autre trouvent fondamentalement leur origine dans l'expérience immédiate, et quelque chose de dérivé, dans la mesure où ils résultent tous deux de l'action formatrice de la pensée (Lipps 1893, 15-16). Ainsi, explique-t-il, la connaissance participe, « non [d']un basculement (Übergang) du sujet vers le monde extérieur à lui ou vice-versa » (Lipps 1893, 16), mais d'une séparation (Scheidung), toujours plus poussée, de l'un et de l'autre. Si elle est médiatisée par « la pensée qui organise les expériences » (das die Erfahrungen ordnende Denken), cette séparation s'effectue, en dernière analyse, à partir de ce que Lipps appelle « le moi du sentiment immédiat de soi-même » (das Ich des unmittelbaren Selbstgefühls) (Lipps 1893, 16). A cet égard, celui-ci insiste sur le fait que la véritable question n'est pas ici de savoir s'il existe « un monde extérieur objectivement réel » (eine objektiv wirkliche Aussenwelt), mais bien plutôt « quelles sont les conditions préalables qui rendent possibles l'intelligibilité du donné » (Lipps 1893, 16). D'une manière générale, les considérations métaphysiques développées ici par Lipps, en lien étroit avec sa théorie de la connaissance, ne sont pas sans rappeler la réflexion de Wundt, déjà largement engagée à cette époque, sur la différenciation de la subjectivité et de l'objectivité à partir de cette entité ontologiquement neutre qu'est l'« objet représentationnel » (Vorstellungsobjekt) (voir en particulier : Eisler 1902, 95-101).

90En définitive, on peut affirmer que la pensée métaphysique de Lipps, telle qu'elle trouve à s'exprimer dans ses écrits, entre la fin des années 1870 et le début des années 1890, relève d'une forme d'idéal-réalisme (Idealrealismus) . Dans son Einführung in die Erkenntnistheorie, Eisler définit l'idéal-réalisme comme « la réunion du fait d'admettre le caractère phénoménal-immanent des objets de connaissance, tout particulièrement des objet de l'expérience “externe”, avec le fait de postuler ou de reconnaître un “en soi” de ces objets, un système de “facteurs transcendants” », ou encore comme « la conception selon laquelle les déterminations des propriétés phénoménales et des relations trouvent leur “fondement” dans des “relations” ou des “modes d'organisation” qui existent pour eux-mêmes » (Eisler 1907, 242-243). C'est là une posture métaphysique, mais aussi gnoséologique qui, déclinée sous diverses formes, était largement répandue au sein de la communauté philosophique germanophone de la fin du XIXe siècle (Eisler 1907, 242-270). On la retrouve notamment chez Wundt, l'une des principales sources d'inspiration de Lipps à cette époque. Cette adhésion de Lipps aux principes de l'idéal-réalisme est palpable dans la recension (Lipps 1886a), très critique, qu'il fait des Grundlagen einer Erkenntnistheorie de Richard von Schubert-Soldern (1884), l'un des textes fondateurs de la « philosophie de l'immanence » (Immanenphilosophie), une école qui se réclamait d'un idéalisme extrême, en affirmant la possibilité de réduire toute forme de connaissance, et la réalité du monde, au seul donné immédiat (Eisler 1910h, 559). Cette adhésion se retrouve aussi dans le fait que, dès 1883, avec la publication des Grundtatsachen des Seelenlebens (1883, 7-10), Lipps se montre partisan du parallélisme psychophysique, la thèse, on l'a dit, selon laquelle le psychique et du physique, s'ils se manifestent corrélativement l'un à l'autre, ne sont au fond que l'expression d'une seule et même forme de réalité (Busse 1903 ; Eisler 1903l), adoptant de fait les principes d'une ontologie moniste « neutre » (Eisler 1910j, 818-820).

91Il faut attendre 1903 et la première première édition du Leitfaden der Psycho logie (1903a), on l'a dit, pour que Lipps fasse véritablement œuvre de métaphysicien et qu'il cherche à organiser sa théorie de la connaissance et sa théorie de la science en une véritable vision du monde. Plus précisément, c'est dans l'annexe de cet ouvrage – intitulée précisément « le métaphysique » (Metaphysisches) (Lipps 1903a, 335-345) – que l'on trouve les premiers développements de sa pensée métaphysique relevant du « monisme de la conscience » (Fabbianelli 2013b, LXI-LXIII). et de l'idéalisme objectif (Eisler 1907, 202). Comme Lipps le souligne ici, alors que « la science part donné immédiat, c'est-à-dire de notre propre vie consciente individuelle, pour arriver au transcendant », le point de vue métaphysique (metaphysische Betrachtung) suit le chemin inverse, « le réel immédiat (das unmittelbar Wurkliche) ou le réel de la conscience (das Bewu ß tseinswirkliche) dev[enant] pour [la métaphysique] la forme ultime et authentique du réel » (Lipps 1903a, 344). Ceci, précise-t-il, n'est possible qu'à partir du moment où nous parvenons à « élargir la réalité du monde » (Ausweitung zum Weltwirklichen) . Le parallélisme psychophysique, dont Lipps se réclame ouvertement dans le Leitf aden (1903a, 10-11 & 336), constitue ici le point de départ de sa réflexion métaphysique. Comme il le rappelle, la question de l'identité (Identität) 81 de l'âme et du cerveau qui se pose alors n'est pas celle de l'identité conceptuelle entre les deux, mais celle de savoir « si et dans quelle mesure la vie consciente, d'une part, et les phénomènes physiques, d'autre part, se trouvent, de manière avérée, dans une relation de dépendance régie par des lois » (Lipps 1903a, 335). Selon lui, « l'interconnexion des vécus de conscience avec le cerveau n'est envisageable que si l'on admet la thèse du panpsychisme ou du parallélisme psychophysique universel  » (Lipps 1903a, 336). Autrement dit, il convient ici de considérer les phénomènes physiques et les phénomènes psychiques comme l'expression d'un seul et même « contexte du monde » (ein einziger Weltzusammenhang) – ce que Lipps appelle aussi le « fondement du monde » (Weltgrund) . De nature aussi bien matérielle que spirituelle, ce fondement du monde correspond à la fois à la matière du monde (Weltmaterie) et au « moi-monde » (Welt-Ich) . S'il existe une relation de dépendance entre les phénomènes cérébraux et les phénomènes de la conscience individuelle, c'est parce qu'ils sont régis, en dernière instance, par les mêmes lois du monde (Weltgesetzmässigkeit) . Pour Lipps, « le fait d'établir, tant pour [la science de la nature] que pour [la psychologie], un lien causalité (...) consiste dans le fait de reconsidérer ou de comprendre quelque chose eu égard à la “possibilité”, c'est-à-dire au fait de pouvoir penser les phénomènes sans contradiction » (Lipps 1903a, 338). Cette possibilité, nous dit Lipps, n'est en définitive rien d'autre que la matière, qu'il assimile à « quelque chose d'imaginaire » (etwas Imaginäres), à un « concept limite (Grenzbegriff) totalement vide » (Lipps 1903a, 337). Ainsi, si la matière est « la possibilité des phénomènes, c'est-à-dire des phénomènes de conscience », les phénomènes « correspondent au réel (das Wirkliche), ce qui donne, en dernière instance, son sens à tout ce qu'il y a de possible, ce sans quoi tout ce qui se produit matériellement dans le monde se réduit à de simples possibilités sans contenu, lesquelles ne peuvent exister nulle part sinon dans notre pensée douée d'abstraction » (Lipps 1903a, 337). A cet égard, Lipps insiste sur le fait que ce qui se trouve au-delà de la conscience est de nature purement quantitative, jamais qualitative, la qualité n'existant à ses yeux que dans la mesure où elle est immédiatement vécue. Quoi qu'il en soit, dans le cadre de la métaphysique panpsychique qu'il défend dans la première édition du Leitfaden, « [le] transcendant n'est, en tant que tel, rien d'autre que la conscience-monde » (Lipps 1903a, 340). En ce cas, explique Lipps, «  toutes les exigences vécues correspondent au fait que la conscience-monde exige d'être ma conscience », c'est-à-dire « que le tout, pris comme une unité inséparable, exige partout ce tout ou cette unité inséparable » (Lipps 1903a, 340). Comme il le souligne, pour la conscience-monde infinie, en définitive, « il n'y a plus rien de transcendant », les exigences (Forderungen) 82 étant en ce cas remplacées par la satisfaction des exigences, les objets par les contenus, la loi causale par la cohérence et la rationnalité internes (Lipps 1903a, 340-341). C'est à partir de cette totalité consciente, dont elles ne sont que des parties, que se différencient les « unités de conscience individuelles », c'est-à-dire mon moi et le moi des autres individus. Il faut ici bien garder à l'esprit que le tout ne se réduit pas à la somme des parties, les unités de conscience individuelles, comme le dit Lipps dans un langage directement inspiré de la psychophysique de Fechner, n'étant que les « crêtes » de l'« onde globale » (die Gesamtwelle) de la conscience-monde.83 Cette dernière constitue pour ainsi dire le « substrat » de ces « phénomènes » que sont les moi individuels (Lipps 1903a, 339-340). En effet, elle correspond, non seulement au contenu qui se reflète à tout moment dans « le moi fini », mais aussi à tout ce dont participe la connaissance objective monde du monde extérieur et de la réalité psychique.

92A la fin de son long article de 1905, Inhalt und Gegenstand (Lipps 1905c, 668-669), Lipps revient sur le caractère polysémique du terme « métaphysique ». Comme il le précise, il convient de prendre ce dernier en son sens de prôtè philosophia, autrement dit de « science fondamentale » (Grundwissenschaft) . C'est ainsi qu'il assimile ici la métaphysique à « la science pure de la conscience », ce qu'il appelle aussi, on se le rappelle, « la psychologie de l'expérience immédiate », « la science de la conscience pure » ou encore « la science pure de l'esprit ». Le principal problème métaphysique abordé dans Inhalt und Gegenstand est la question de savoir si l'on peut admettre l'identité des lois d'objets et des lois de l'esprit. C'est là une question à laquelle Lipps répond affirmativement, en insistant sur le fait que ce sont les lois de l'esprit qui présupposent les lois d'objets, et non l'inverse. A cet égard, reprenant à son compte, en la détournant, la formule de en Kant selon laquelle l'esprit est le législateur (Gesetzgeber) de la nature, il peut affirmer : « l'esprit statue, en vertu des lois qui sont les siennes, sur la réalité et la non-réalité, de sorte c'est dans l'esprit, et seulement en lui, que ce trouve cette réalité ; en d'autres termes, il n'existe rien que la réalité spirituelle » (Lipps 1905c, 645). Si, pour lui, la légalité du monde correspond à la légalité du moi, il convient de garder à l'esprit que le moi dont il est ici question n'est en aucun cas le moi individuel, mais le moi pur ou supra-individuel, autrement dit la conscience-monde. Ainsi, pour la métaphysique, c'est-à-dire pour la science de la conscience pure, « la réalité de la conscience n'est en définitive rien d'autre que le réel, tout simplement le réel » (Lipps 1905c, 667).

93Paru pour la première fois en deux fois en 1906, l'essai « Naturwissenschaft und Weltanschauung » (Lipps 1906c) est une autre contribution importante à la pensée métaphysique lippsenne de la maturité. Comme le souligne Lipps, la science de la nature, en tant que pur « système de relations de dépendance entre des déterminations de grandeurs spatiales, temporelles et numériques » (Lipps 1906c, 36) n'a pas pour vocation de proposer une vision du monde (Weltanschauung) . C'est là une tâche incombe à ce qu'il appelle désormais « philosophie de la nature » (Naturphilosophie) 84, autrement dit, la métaphysique. Lipps conçoit fondamentalement la philosophie de la nature comme une « critique de la connaissance propre à la sciences de la nature » (Lipps 1906c, 37) dont l'objectif est d'établir, en complétant cette dernière, les conditions de possibilité de la vision scientifique du monde. La nature dont il est ici question n'est rien d'autre que « le tout organisé, conformément à des lois, du réel objectif » (Lipps 1906c, 37). Comme le souligne Lipps, il ne s'agit en définitive que du « produit (Produkt) de l'esprit inhérent à la science de la nature » (Lipps 1906c, 37). Comme dans Inhalt und Gegenstand, il voit dans l'esprit humain le législateur de la nature. C'est ainsi qu'à ses yeux « l'esprit, duquel provient aussi l'esprit de celui qui étudie la nature, est bien, dans tous les sens du terme, le créateur de cette dernière : c'est la substance même de la nature, tandis que celle-ci est le déploiement de l'esprit » (Lipps 1906c, 39). Lipps se réclame ici d'un idéalisme absolu (ein absoluter Idealismus), lequel n'est à ses yeux rien d'autre que « le matérialisme de la science de la nature parvenu à la conscience de lui-même » (Lipps 1906c, 38). Pour lui, le rôle de la métaphysique est de « transform[er] le système de pensée formel et abstrait de la science de la nature en une réalité douée de contenu » (Lipps 1906c, 37), c'est-à-dire de réinterpréter le monde de la science de la nature à la lumière du moi ou de l'esprit réel, de la conscience du réel, en d'autres termes, de conscience-monde, du moi-monde ou encore de l'esprit-monde (Geist-Welt) . En montrant que la matière n'est, en dernière instance, rien d'autre que l'esprit, la philosophie de la nature s'affirme comme une vision moniste du monde (eine monistische Welt anschauung). Comme le note Eisler à la fin de son avant-propos à l'Einleitung in die Erkenntnistheorie (1907, XII), dans « Naturwissenschaft und Weltanschauung » Lipps s'est attaché à élaborer « de manière élégante » (in schöner Weise) un « réalisme empirico-scientifique mis en œuvre de manière conséquente. »

94L'article « Naturphilosophie » (Lipps 1907b), paru en 1907, est le dernier grand texte de Lipps consacré à la la métaphysique et sans doute sa plus importante contribution dans le domaine. Si les développements qu'il propose reprennent largement les thèses exposées dans ses écrits précédents, il ne s'en montre pas moins original sur un certain nombre de points. Ici aussi, Lipps identifie la métaphysique à la philosophie de la nature, c'est-à-dire à « la critique de la connaissance propre à la science de la nature » (Lipps 1907b, 59). Plus précisément, la métaphysique, telle qu'il la définit dans l'article « Naturphilosophie », a à voir avec « la question de la nature et du sens de la connaissance propre à la science de la nature en général », autrement dit, avec « la question de la signification de cette connaissance, de sa place dans le champ cognitif global de l'esprit humain » et celle « des limites nécessaires de la connaissance propre à la science de la nature » (Lipps 1907b, 59-60). Pour Lipps, il n'en demeure pas moins que, si elle doit être assimilée à une critique de la connaissance scientifique, la philosophie de la science est elle-même une discipline scientifique, une science philosophique dont l'objet est le monde de l'esprit. Comme il l'explique, le rôle de cette science est alors de « consid[érer] après-coup (hinterher) l'édifice construit par la science de la nature » (Lipps 1907b, 60). La métaphysique et, plus généralement, la connaissance philosophique représente à ses yeux le troisième et dernier stade de la connaissance du monde (Welterkenntnis), après le stade de « la conscience naïve » et celui de la connaissance propre aux science de la nature. Contrairement à la conscience naïve, qui « se contente de voir le monde telle qu'il lui apparaît et tient ce monde pour quelque chose de réel », et la connaissance propre à la science de la nature, qui« reconnaît que le monde est régi par des lois, le saisit sous le forme perceptive de l'espace et l'exprime dans son langage conceptuel mécanisme », la connaissance philosophique « pose la question de savoir ce qu'est “l'en soi” du réel » (Lipps 1907b, 179). A cet égard, c'est la seule qui soit en mesure de proposer une vision du monde. Dans son article « Naturphilosophie », Lipps revient par ailleurs longuement sur la question du rapport de la vie consciente au cerveau et sur la thèse du parallélisme psychophysique (Lipps 1907b, 135-154). Comme il l'explique, les expressions vitales (Lebensäu ß erungen), c'est-à-dire les symptômes corporels qui nous permettent d'accéder à l'intériorité mentale d'autrui, et, partant, le cerveau, qui entretient un lien causal avec eux, sont pour nous les « représentants » (Repräsentanten) ou les «  symboles » (Symbole) des vécus de conscience. C'est ainsi que nous rattachons ces derniers, par la pensée, aux processus cérébraux, et que nous nous figurons ceux-ci comme les éléments constitutifs d'un « contexte mécanique d'ensemble ». Le parallélisme psychophysique apparaît ainsi fondamentalement comme un « représentationnisme » (Repräsentationismus), «  les processus cérébraux », aux yeux de Lipps, « se comport[ant] vis-à-vis de la conscience comme les notes vis-à-vis de la musique » (Lipps 1907b, 141). Selon lui, la thèse du parallélisme psychophysique ne fait véritablement sens qu'à partir du moment où celui-ci est conçu comme un parallélisme universel (ein universaler Parallelismus) . La conscience individuelle étant une partie de la conscience-monde ou du moi-monde, le cerveau n'est en définitive rien d'autre que « le représentant de l'endroit où la conscience individuelle se manifeste au sein de la conscience-monde, de l'endroit où celle-ci prend la forme de la conscience individuelle ou se singularise en elle » (Lipps 1907b, 149). Le cerveau n'étant lui-même qu'une partie du monde physique, il faut admettre que c'est en réalité « à la totalité de ce qui est étendu spatialement » (Lipps 1907b, 153) qu'est associée la conscience-monde. Le dualiste inhérent à la conception mécaniste de la nature disparaît dès lors que l'on admet qu'il n'y a d'autre substance du monde (Weltsubstanz) que le moi-monde « qui englobe aussi les choses ou les objets distincts du moi individuel » (Lipps 1907b, 164). Dans son article « Naturphilosophie », comme dans ses écrits précédents, Lipps affirme que c'est l'esprit qui produit la nature et la soumet à ses lois. Il innove toutefois en ce qu'il assimile ici le réel (das Wirkliche) aux « phénomènes en tant que tels, considérés indépendamment des individus qui en font l'expérience », c'est-à-dire à « quelque chose qui ne se produit nulle part, [à] quelque chose de purement conceptuel, (...) [à] quelque chose d'imaginaire » (Lipps 1907b, 61). En d'autres termes, « le réel est un vécu (Erlebnis) [du] moi[-monde], c'est un “acte” de la conscience-monde » (Lipps 1907b, 167). C'est pourquoi, en définitive, « la connaissance est le fait d'éprouver et de reconnaître ce que l'on doit faire (das Verspüren und die Anerkennugn eines Sollens), à la faveur de quoi nous faisons l'expérience de notre participation au moi-monde, de l'immanence de celui-ci en nous » (Lipps 1907b, 175). A cet égard, il est intéressant de constater que Lipps assimile ici les moi individuels, qu'ils soient humains ou animaux, à des monades, chaque moi partiel (Teil-Ich) étant à ses yeux une monade finie reflétant cette monade absolue qu'est le moi-monde. Par ailleurs, il insiste sur l'importance qu'il y a à distinguer, à côté de l'ordre du monde effectif (die tatsächliche Weltordnung), qui est celui de la raison théorique, un ordre du monde moral (eine sittliche Weltordnung), qui est celui de la raison pratique (Lipps 1907b, 176-177). C'est ainsi que, en plus d'être un idéalisme objectif absolu, la vision moniste du monde qu'il propose apparaît comme un idéalisme éthique absolu (ein absoluter ethischer Idealismus) . Dans son article « Naturphilosophie », Lipps se réclame en définitive d'une forme de panthéisme, chaque moi étant à ses yeux une image (Ebenbild), limitée et imparfaite, de la divinité qui se déploie à la faveur de l'histoire du monde (Lipps 1907b, 177-179).

Théorie du langage

95Bien qu'elle reste encore un point aveugle de l'historiographie85, la théorie du langage apparaît comme une dimension importante, et particulièrement intéressante à étudier, de la pensée lippsienne. Lipps, par ses contributions propres à la problématique du langage, mais aussi en raison de l'impact de certains autres aspects de sa pensée sur les théoriciens du langage, s'est en effet imposé comme une figure marquante de l'histoire des sciences du langage de la fin du XIXe siècle et, surtout, du début du XXe siècle, dont la notoriété a dépassé les limites de l'aire germanique. S'il accorde une place évidemment centrale à la question du langage dans sa logique et sa théorie de la connaissance, force est de constater que, surtout dans ses écrits tardifs, il s'en tient à une conception abstraite de la fonction langagière qui n'a que peu à voir avec le langage considéré dans sa réalité concrète.

96Lipps ne s'en est pas moins intéressé très tôt aux phénomènes langagiers en tant que tels. C'est ainsi par exemple, que, dès 1883, dans les Grundtatsachen des Seelenlebens (Lipps 1883, 462-466), il s'interroge sur la nature et l'origine des concepts dans une perspective qui est clairement celle de la « psychologie du langage » ou de la « linguistique psychologique » de son temps (Knobloch 1988 ; Romand, 2019a, 2021b). L'intérêt de Lipps pour la linguistique et la philosophie du langage devait s'affirmer au cours des années suivantes, comme prouvent les développements qu'il propose, dix ans plus tard, dans les Grundzüge der Logik (1893). Ici, en plus d'étudier les concepts une perspective qui n'est pas seulement logique mais aussi psycholinguistique (Lipps 1893, 124-139), Lipps discute la question des « jugements nominaux » (Namenurteile) (Lipps 1893, 75-79), s'affirmant par là même comme un sémioticien particulièrement original. Par « jugement nominal », il entend ici « la conscience de ce qu'une représentation verbale (Wortvorstellung), ou une association de représentations verbales, appartient objectivement à la représentation (Vorstellung) d'une chose ou à l'objet désigné par le mot ou l'association des mots » (Lipps 1893, 75). En d'autres termes, pour savoir qu'un mot désigne (bezeichnet) ou dénomme (benennt) quelque chose, je dois être en mesure de juger du fait qu'il doit être mis en rapport quelque chose d'autre que lui-même, c'est-à-dire qu'il corresponde à l'expression d'un certain contenu sémantique. C'est, explique Lipps, seulement à partir du moment où je prends conscience du fait qu'un mot, conformément à l'usage linguistique, se rapporte à un objet déterminé que ce mot prend pour moi une valeur de « signe » (Zeichen) . Ainsi, par exemple, « je ne peux associer au mot “neige” la représentation d'un autre objet coloré sans que ne se manifeste en moi la conscience de ce que cela contrevient à ce qu'exige l'usage linguistique » (Lipps 1893, 76). Plus précisément, c'est parce que « je pense le mot comme étant l'objet d'une volonté (Willens) dirigée sur le fait de désigner (Bezeichnung) des objets » (Lipps 1893, 75) que je l'appréhende comme une propriété sémiotique. J'éprouve alors un vécu spécifique qui, comme le dit Lipps, est « la simple contrainte (Nötigung) qu'il y a à attribuer un nom à l'objet et une signification au nom » (Lipps 1893, 79).

97Toutefois, c'est seulement avec le développement, dans les premières années du XXe siècle, des travaux empathologiques, plus précisément, avec la thématisation de sa notion d'« empathie intellectuelle » (intellektuelle Einfühlung), que Lipps parvient à systématiser sa réflexion sur l'expérience du fait langagier. C'est comme théoricien de la compréhension (Verständnis) – ici conçue fondamentalement comme la conscience du partage du sens des énoncés – qu'il s'est imposé comme un contributeur important à la tradition psycholinguistique de langue allemande. Il est intéressant de constater que sa contribution relève à la fois de la linguistique et de la philosophie du langage – en l'espèce, de la sémantique et de la pragmatique – et de l'esthétique du langage. La théorie lippsienne du langage trouve son expression la plus aboutie, en 1903, dans la première édition du Leitfaden der Psychologie (Lipps 1903a, 195-197) et dans le premier volume de son Ästhetik (1903b, 481-504 ; voir aussi par exemple : 1902b, 65-70 ; 1906b, 3-15, 1907j, 661-667, 1912b). Comme le rappelle Lipps, « aucun autre domaine de ce qui est perceptible par les sens n'est accessible à une empathie aussi diverse que le langage » (Lipps 1903b, 481). Le pouvoir que nous avons de nous projeter subjectivement sur le langage et de nous sentir vivre en lui se retrouve, à ses yeux, à tous les niveaux de complexité et de développement de la fonction langagière, et, souligne-t-il, c'est ainsi que nous empathisons avec les sons, les mots et les phrases (Lipps 1903b, 481-485). Condition essentielle de la psychogenèse du langage, l'activité empathique se manifeste avant tout, dans les formes élaborées de ce dernier, à travers notre capacité à attribuer un sens (Sinn) aux énoncés (Aussagen) que nous entendons ou que nous prononçons. A cet égard, Lipps voit en elle le fondement de la compréhension du langage (Verständnis der Sprache) . Le type d'empathie propre aux phénomènes langagiers et en vertu de laquelle nous parvenons à appréhender ce que veulent dire (meinen) les énoncés est ce que Lipps appelle l'empathie intellectuelle, qu'il définit de manière générale, dans l'Ästhetik, comme « l'empathie pour ce qu'il y a d'intellectuel, pour un travail intellectuel ou une personnalité intellectuellement active » (Lipps 1903b, 495). Pour lui, si je suis en mesure de comprendre un énoncé, c'est parce que je prends conscience que celui-ci assure la communication (Mittteilung) entre un autre individu et moi-même, parce que je participe subjectivement à l'acte d'énonciation, que celle-ci me soit destinée par mon interlocuteur ou que je la destine à ce dernier. En d'autres termes, si ce qui est énoncé fait sens pour moi, c'est, nous dit Lipps, parce que je parviens à juger « à travers »  (in) et « avec » (mit) autrui, parce que je sais que quelqu'un d'autre cherche à me dire quelque chose ou que ce que je dis s'adresse à quelqu'un d'autre, et parce que je me mets alors à la place de la personne qui s'adresse à moi ou à laquelle je m'adresse pour me sentir agir en elle. La compréhension est fondamentalement conçue par Lipps comme un phénomène d'inter compréhension qui participe, non pas seulement d'une expérience partagée, mais de l'expérience d'une expérience partagée. Dans le Leitfad en (Lipps 1903a, 196-197) comme dans l'Ästhetik (1903b, 485-486), il insiste sur le fait que le phénomène de compréhension relève de l'analyse, non pas logique, mais psychologique du langage. En effet, rappelle-t-il, l'objet de la compréhension est l'énoncé (Aussage), c'est-à-dire non pas le jugement (Urteil), qui est, en tant que tel, un acte purement intellectuel, mais simplement son expression (Ausdruck) à la faveur de l'activité empathique, laquelle est du ressort spécifique de la psychologie.

98Dans le premier volume de son Ästhetik (Lipps 1903b, 487-504), Lipps aborde la question de l'appréhension esthétique des phénomènes langagiers, un autre aspect de sa théorie du langage dont il convient ici de rendre compte brièvement. Si les développements en question recoupent, pour partie, la problématique de l'empathie intellectuelle telle qu'elle a été envisagée précédemment, ils ont aussi à voir, plus généralement, avec l'empathie esthétique (ästhetische Einfühlung), une notion qui était alors au cœur de son activité d'esthéticien.86 Lipps qualifie de « symbolique du langage » (Sprachsymbolik) les différents manières que nous avons d'empathiser avec les phénomènes langagiers, l'empathie esthétique ayant pour fonction de nous les faire appréhender comme des « symboles » (Symbole), c'est-à-dire comme « quelque chose percevons et dans quoi nous éprouvons immédiatement quelque chose d'autre, c'est-à-dire [comme] un effort, une action interne et un état ou un mode interne correspondant à l'excitation intérieure, en somme, [comme] un mode de notre propre activation vitale intérieure, vécue immédiatement » (Lipps 1903b, 140). Parmi les éléments constitutifs de la symbolique du langage, il distingue les éléments acoustiques ou musicaux (die akoustischen/musikalischen Elemente), c'est-à-dire les sons considérés indépendamment de ce qu'ils signifient, et les éléments sémantiques (die Elemente des Sinnes), qui correspondent à tout ce qui est véhiculé par le « discours » (Rede) ou la « fiction » (Dichtung) . Les éléments sémantiques du langage se subdivisent, selon lui, en ces deux catégories « les éléments symboliques de nature formelle » (die symbolischen Elemente der formaler Natur), qui ont à voir avec la façon que le discours ou la fiction ont d'énoncer quelque chose, et « les éléments symboliques de nature objectuelle » (die symbolischen Elemente der gegenständlichen Natur), qui se rapportent à ce dont parlent par le discours ou la fiction (Lipps 1903b, 487-492). C'est ainsi, en définitive, que l'on peut parler de symbolique des éléments acoustiques, d'une symbolique des éléments formels et d'une symbolique des éléments objectuels du discours ou de la fiction. Comme le souligne Lipps, les éléments formel et les éléments objectuels du langage se caractérisent par le fait d'être empathisés en rapport avec ce qu'il appelle « le moi idéal du discours et de la fiction » (das ideelle Ich der Rede oder Dichtung), ce qu'il nomme aussi plus simplement « le moi idéal » (das ideelle Ich). Il s'agit là, nous dit-il, de la personne fictive qui « se trouve partout derrière ou entre les mots » et qui « nous parle au travers des mots ou s'adresse à nous à travers eux » (Lipps 1903b, 493). En d'autres termes, c'est un moi, identique à moi-même, avec lequel j'empathise et qui se manifeste avec une certaine vitalité à la faveur de que je lis ou de ce que j'écoute (Lipps 1903b, 492-493). Dans le cas des éléments formels du langage, cette empathisation avec le moi idéal s'effectue à deux niveaux : (a) d'une part au niveau des « éléments expressifs intellectuels » (intellektuale Ausdruckselemente), c'est-à-dire de « tous les moyens poético-rhétoriques et toutes les façons de dépeindre la pensée », ainsi que de « l'art de construire les phrases et de passer de l'une à l'autre » (Lipps 1903b, 495) – un type d'activité qui a directement à voir avec l'empathie intellectuelle et la compréhension du langage ; (b) d'autre part, au niveau des « éléments expressifs émotionnels » (emotionale Ausdruckselemente), c'est à dire des « sons émotionnels » (Affektlaute), des interjections et, plus généralement, de « tous les prédicats qui [nous] permettent d'évaluer quelque chose ou d'une avoir une impression affective » et « les mots ou tournures de phrase » qui se rapportent spécifiquement à « notre personnalité affective » (Lipps 1903b, 496). Dans le cas des éléments objectuels du langage, explique Lipps, notre capacité à empathiser avec le moi idéal a pour objet spécifique le récit (Bericht), plus précisément, « le récit objectif » (der objekive Bericht), c'est-à-dire le langage considéré comme « moyen de décrire, de rapporter, de narrer, de communiquer », non pas immédiatement, mais médiatement, « des faits particuliers ou généraux ou bien des contenus de pensée » (Lipps 1903b, 498). A cet égard, il se manifeste « une empathie, non pour les mots, mais pour la chose dépeinte », c'est-à-dire « une empathie pour ce dont parle le récit » (Lipps 1903b, 503).

99Le modèle lippsien de la compréhension et de l'empathie intellectuelle constitue un apport significatif, et particulièrement novateur à la théorie du langage du début du XXe siècle. Il s'agit tout d'abord d'une contribution importante à la sémantique, Lipps se montrant ici particulièrement original en ce qu'il associe la capacité à appréhender le sens des énoncés à la manifestation d'un mécanisme de nature psychoaffective (l'empathie ayant fondamentalement à voir avec la question de l'affectivité). A cet égard, sa réflexion sur la compréhension doit être replacée dans le contexte des travaux de l'époque sur le rôle des sentiments dans les processus sémantiques (Nerlich 1992,193-118 ; Romand, 2021b). Il s'agit ensuite d'une contribution de premier plan à la pragmatique, Lipps, en assimilant la compréhension à l'expérience d'une expérience partagée, proposant une solution élégante au problème de la communication linguistique. S'il fait de toute évidence œuvre de pionnier en l'intégrant à un véritable modèle théorique, il n'est toutefois pas le premier à avoir formulé cette idée que la compréhension est le résultat d'un phénomène de projection subjective sur le langage. C'est ainsi que, en 1881, dans la seconde édition de sonAbriss der Spachwissenschaft (1881, 385-387), dans le cadre de son analyse de l'ontogenèse du langage, Heymann Steinthal affirmait déjà que « toute compréhension dépend de la sympathie (Sympathie)  », proposant un certain nombre d'idées que l'on devait retrouver chez Lipps, sans toutefois chercher à les systématiser. Plus près de nous, et dans le champ de la philosophie du langage, on trouve, dans les écrits tardifs de Quine (1990, 1995), des développements sur le rôle de la fonction empathique dans le langage qui rappellent étrangement la réflexion lippsienne sur l'empathie intellectuelle. Dans Pursuit of Truth (1990) et From Stimulus to Science (1995), Quine voit dans l'empathie (empathy) – entendue, ici aussi, au sens large, comme une activité de participation subjective – un facteur essentiel de la compréhension et de la communication, sans toutefois jamais mentionner le nom de Lipps. Plus généralement, depuis quelques décennies, dans le cadre du programme de recherche sur les neurones miroirs et la cognition sociale, on assiste à la multiplication des travaux consacrés au rôle de l'expérience partagée et l'expérience du partage dans dans la compréhension et la communication du langage (Iacoboni 2005 ; Gallese 2007), tandis que, dans le contexte du récent regain d'intérêt pour l'esthétique psychologique et expérimentale, on constate, depuis quelque temps, l'émergence d'un certain nombre d'études sur le rôle de l'empathie et des processus immersifs dans l'expérience des œuvres littéraires (Zunshine 2006 ; Keen 2007 ; Fischer 2017). Toutes ces études, si elles ne se réfèrent pas nécessairement à Lipps, et, quand c'est le cas, jamais à ses écrits sur le langage, n'en témoignent pas moins de l'étonnante fécondité de idées exposées dans ces derniers.

100Au-delà de la réflexion sur la postérité des idées de Lipps dans les sciences du langage actuelles, se pose la question de savoir quelle a pu être leur incidence sur les sciences du langage de son temps. A cet égard, il est intéressant de constater que ce ne sont pas tant, loin s'en faut, ses écrits sur le langage, que ses travaux proprement psychologiques et épistémologiques qui ont intéressé les théoriciens du langage du début du XXe siècle. L'historiographie récente (Cigana 2018 : Romand 2021b) a bien mis en évidence l'importance des idées lippsiennes dans les Principes de linguistique psychologique (1907), l'ouvrage majeur du linguiste néerlandais Jac. van Ginneken. L'impact de la pensée de Lipps est ici double, comme Van Ginneken le reconnaît d'ailleurs lui-même. Tout d'abord, il s'avère que la notion centrale d'« adhésion » ou d'« assentiment », à laquelle ce dernier entend rattacher les fondements objectifs de la connaissance linguistique, est discutée par lui à la lumière de la notion lippsienne d'« exigence » (Forderung) 87 (Cigana 2018, Romand 2021b). Ensuite, et de manière plus décisive encore, il apparaît que Van Ginneken s'est largement inspiré, dans le cadre de sa réflexion sur la place de l'affectivité dans le langage, de l'analyse phénoménologique et fonctionnelle des sentiments proposée par Lipps dans la première édition de Vom Fühlen, Wollen und Denken (1902a) (Romand 2021b). Par ailleurs, Lipps, en tant que théoricien des sentiments épistémiques et de l'épistémologie affective (Lipps 1902a), a eu un impact certain sur la « sémasiologie » de Heinrich Gomperz (1908, 54-293), une contribution majeure à la théorie du langage du début du XXe siècle, qui visait à refonder la sémantique sur la base de la psychologie affective (Romand 2019b, 2019b).

Esthétique

101L'esthétique lippsienne est très généralement assimilée, y compris par les spécialistes, à une « esthétique de l'empathie » (Einfühlungssästhetik) .88 Si une telle affirmation peut apparaître dans une large mesure justifiée au vu des principales réalisations de Lipps dans le domaine et de leur réception dans le contexte de l'époque, elle se doit en réalité d'être nuancée dès lors que l'on cherche à appréhender sa pensée esthétique dans son ensemble. D'une part, comme cela a été souligné précédemment, ce n'est qu'à partir de 1900 que Lipps recourt à l'expression « Einfühlung » et, surtout, qu'il cherche véritablement à thématiser le concept correspondant (Lipps 1900), qu'il s'agisse du concept d'empathie en général ou du concept d'empathie esthétique (ästhetische Einfühlung) en particulier (Fabbianelli 2018b, Romand 2020a, 2021a), alors même que, nous allons le voir, il amorce sa carrière d'esthéticien dès le début des années 1880. D'autre part, si, à partir du tournant du XXe siècle, Lipps s'attache en effet à faire de la problématique de l'empathie le cœur de son esthétique, force est de constater que son travail d'esthéticien est loin de se réduire à l'analyse de cette notion.

102Il est en revanche un point qui ne souffre guère de contestation et sur lequel s'accordent tous les commentateurs : l'esthétique lippsienne est fondamentalement une esthétique psychologique, une approche dont Lipps s'est ouvertement réclamé tout au long de cours de sa carrière (Allesch, 2002, 2017 ; Galland-Szymkowiak 2017 ; Romand 2021a). La thèse selon laquelle la psychologie est au fondement de l'esthétique – énoncée dès 1877, dans « Die psychischen Grundthatsachen und die Erkenntniß » (Lipps 2013a, 34) et plus nettement en 1883, dans les Grundtatsachen des Seelenlebens (1883, 3 & 14) – est affirmée sans ambage dans l'introduction du premier volume de l'Ästhetik. Psychologie des Schönen und der Kuns t (1903b), le magum opus de Lipps en la matière, au sous-titre particulièrement évocateur. C'est ainsi que, pour Lipps, « l'esthétique est (...) une discipline psychologique », plus précisément, « une discipline [relevant] de la psychologie appliquée (angewandten Psychologie )  » (Lipps 1903b, 1). Dans son article synthétique « Ästhetik », paru pour la première fois en 1907 dans l'encyclopédie Die Kultur der Gegenwart dirgée par Paul Hinnerberg, Lipps réitère d'entrée son affirmation selon laquelle « l'esthétique est une discipline psychologique » (Lipps 1907I89, 349). Jusqu'en 1903, une telle affirmation ne pose pas – quelle que soit la valeur qu'on veuille bien lui accorder par ailleurs – de problème particulier au sein de la pensée lippsienne, dans la mesure où, on l'a vu, Lipps se réclame alors d'une conception relativement univoque de la psychologie et de son rapport aux autres disciplines. En revanche, à partir de 1904, date à laquelle, on l'a vu aussi, il s'attache à réviser plus ou moins radicalement sa conception de la psychologie et de sa place dans le système des sciences, c'est la définition et le statut mêmes de l'esthétique qui retrouvent – en théorie du moins – remis en cause. A partir de « Die Aufgabe der Psychologie » (1904a), on s'en souvient, Lipps attribue à cette nouvelle discipline qu'il identifie sous le nom de « psychologie de la connaissance de soi », « psychologie pure » ou « science de la conscience » le rôle de mettre à jour les lois logiques, éthiques et esthétiques, c'est-à-dire de garantir leur statut de « sciences pures » à ces trois sciences normatives que sont la logique, l'éthique et l'esthétique. Si la psychologie de la connaissance est au fondement de l'esthétique comme « science pure », la psychologie considérée comme analyse concrète du fait psychologique relève désormais quant à elle – quand bien même Lipps n'aborde pas directement la question – de cette autre branche de la science psychologique qu'il qualifie de psychologie« empirique », « explicative-causale » ou encore « de la conscience individuelle ». Se pose alors la question de savoir à quel titre précisément l'esthétique peut être dite « psychologique » et de quelle manière l'esthéticien peut faire coïncider, dans son travail, les deux type d'approches psychologiques évoqués précédemment. La question du rapport de l'esthétique à la psychologie est le sujet d'un article paru en 1907, intitulé précisément « Psychologie und Ästhetik » (1907g). Dans cet exposé tardif de sa théorie de l'esthétique, Lipps insiste sur le fait que le sentiment de beauté (Gefühl der Schönheit), c'est à dire l'évaluation esthétique (die ästhetische Wertung), se manifeste chez le sujet en réponse aux « exigences » (Forderungen) du bel objet, de sorte que le « le beau » doit être considéré comme « ce qui exige (fordet) d'être évalué (gewertet), d'une certaine manière, comme esthétique » (Lipps 1907g, 97). De manière transparente, il applique ici à sa réflexion esthétique les principes tirés de sa nouvelle théorie de la connaissance. Plus précisément nous dit Lipps, la « science du beau » s'intéresse à la part prise par « les facteurs objectuels » (die gegenständliche Faktoren) et « les facteurs subjectifs » (die subjektiven Faktoren) dans la manifestation des évaluations esthétiques (Lipps 1907g, 98-99), si bien que, en tant que discipline psychologique, elle a en définitive pour tâche d'étudier le mode d'interaction entre l'objet esthétique et le sujet contemplant. Il convient ici de noter que, dans cet écrit, il est assez peu question d'empathie, à ceci près que Lipps assimile ici cette dernière, de manière plus ou moins explicite, à un principe de co-détermination subjective de l'œuvre d'art (Lipps 1907g, 101-107) – une vision des choses qui, nous l'avons vu, s'accorde bien avec les développements tardifs de sa pensée empathologique. Précisons enfin que, dans « Psychologie und Ästhetik », il s'attache à distinguer l'esthétique, qui s'intéresse à « l'âme » (Seele) de l'œuvre d'art, octroyée à celle-ci par l'individu qui la contemple, de ce qu'il appelle « la science de l'art historique » ou « objective » (die historische/objektive Kunstwissenschaft), laquelle consiste à s'interroger sur l'œuvre d'art – et ses conditions d'apparition – considérée comme une « chose matérielle » qui nous est donnée par les sens (Lipps 1907g, 104-108). Quelle que soit la valeur des clarifications apportées ici par Lipps, force est de constater que, au-delà des déclarations épistémologiques de principe, il ne cherche guère, dans son travail d'esthéticien, à problématiser la question des rapports entre esthétique et psychologie. C'est ainsi que les développements qu'il propose dans le premier volume de l'Ästhetik (1903) ne portent pas la trace du tournant « antipsychologiste » dont il esquisse pourtant les contours la même année dans le Leitfaden der Psychologie (1903a), et que les développements qu'il propose dans la seconde partie de l'Ästhet ik (1906b), parue en 1906, en plus de s'inscrire dans la continuité directe de ceux de la première partie, ne reflètent en rien la réflexion sur les fondements psychologiques de l'esthétique qu'il s'efforce d'élaborer à la même époque. De même, dans son article synthétique de 1907 « Ästhetik » déjà cité (Lipps 1907i), s'il discute brièvement la question de l'évaluation esthétique en lien avec sa notion épistémologique d'exigence (Forderung) (Lipps 1907i, 368), Lipps ne cherche nullement à interpréter son propos esthétique à la lumière de ses considérations de l'époque sur la rapport entre esthétique et psychologie. D'une manière générale, on peut affirmer que ces considérations philosophiques proposées n'ont, finalement, que peu de prise avec la manière dont il envisage, en tant qu'esthéticien et psychologue, le fait esthétique dans ses travaux de la maturité, et que, dans les écrits en question, il continue de facto à se réclamer d'une approche traditionnelle des rapports entre esthétique et psychologique, typique de la tradition psychoesthétique allemande de l'époque.90 Il est intéressant, à cet égard, de comparer le cas de l'esthétique avec celui de cette autre discipline normative, étudiée aussi par Lipps, qu'est l'éthique. Comme nous le verrons dans la section suivante, la publication, en 1903, de la seconde édition des Die ethischen Grundfragen (1903) – sa principale contribution à la philosophie morale – marque une nette inflexion par rapport à la première édition de 1899 (Lipps 1899), Lipps, de manière tout à fait caractéristique, adaptant son propos, tout particulièrement en ce qui concerne les fondements psychologiques de l'éthique, aux nouvelles orientations épistémologiques qui sont désormais les siennes. Enfin, pour conclure sur la question du rapport entre esthétique et psychologie chez Lipps, il convient de souligner que ce dernier donne parfois l'impression, là aussi au-delà de ses déclarations de principes, de psychologiser artificiellement son discours esthétique, c'est-à-dire de recourir à la psychologie de manière assez rhétorique, sans proposer d'analyse véritablement psychologique des problématiques esthétiques concernées. C'est là, comme nous allons le voir, une tendance qui s'avère particulièrement sensible dans ses textes des années 1891-1897, mais que l'on retrouve aussi dans certains passages de l'Ästhetik (1903b, 1906b).

103Nonobstant les remarques formulées par Lipps, à partir de 1904, sur la nature des rapports entre esthétique et psychologie, on peut affirmer que l'esthétique lippsienne, telle qu'elle s'est développée entre le début des années 1880 et la fin des années 1900, participe pleinement de la tradition de recherche psychoesthétique, telle qu'elle se développe dans les pays de langue allemande entre le dernier tiers du XIXe siècle et le tournant des années 1910 et s'impose alors comme le courant dominant de la science esthétique germanique (Allesch, 1987, 2002 ; Romand 2018b, 2020b). Rappelons ici que, entre fin des années 1840 et la fin des années 1860, on doit à des auteurs comme Theodor Waitz (1849, 340-388 ; voir aussi : Romand 2015), Joseph Wilhelm Nahlowsky (1862 ; voir aussi : Romand, 2018a, 2018b), Wilhelm Wundt (1863, 44-99), ou encore Julius von Kirchmann (1868) d'avoir contribué à refonder l'esthétique sur les principes de la nouvelle psychologie mentaliste allemande, alors en plein essor, élaborée dans le sillage des travaux fondateurs de Herbart au début du XIXe siècle (Romand 2016, Romand & Feurzeig 2021).91 Les recherches psychologque menées en Allemagne et en Autriche participent alors de ce vaste mouvement de « psychologisation » du savoir qui, dans la seconde moitié du XIXe, touche la philosophie et les diverses sciences de l'esprit au sein de l'aire germanophone (Romand .& Tchougounnikov 2009 ; Romand 2015, 2019a, 2021b). Plus encore que les autres disciplines touchées par le phénomène, l'esthétique germanophone apparaît alors particulièrement réceptive à ce domaine particulier de la science psychologique qu'est la psychologie affective (Gefühlspsychologie). C'est ainsi que le concept psychologique de sentiment (Gefühl) 92, considéré ici comme l'instance évaluatrice dont dépend l'« effet » (Wirkung) produit, sur le sujet contemplant, par l'objet esthétique, s'impose comme la notion clé de l'esthétique de langue allemande de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, sentiments esthétiques (ästhetische Gefühle), en d'autres termes, devenant ainsi le principal des esthéticiens allemands et autrichiens. L'esthétique lippsienne, en tant qu'esthétique de l'empathie, mais pas seulement, apparaît ainsi comme une manifestation emblématique l'approche psychoaffectiviste qui, au cours de cette période, s'affirme avec force au sein de la tradition esthétique germanique (Romand 2015, 2018a, 2018b, 2020b, 2021a).

104La carrière de Lipps en tant qu'esthéticien s'étend sur plus de 25 ans, plus précisément, de 1883, date de publication des Grundtatsachen des Seelenlebens (1883), dans lesquels ils propose ses premières réflexions sur l'esthétique musicale et le comique, à 1909, date de la parution de son ultime article esthétique intitulé « Über die einfachsten Formen der Raumkunst » (Lipps 1909b). A l'instar de tous les autres aspects de sa pensée, l'esthétique de Lipps ne peut être véritablement comprise que replacée dans la diachronie. C'est ainsi que la pensée esthétique lippsienne participe de quatre périodes bien différenciées, quand bien même n'existe-t-il aucune rupture radicale entre elles.

105On peut distinguer une première période qui s'étend de 1883 à 1890 environ. Elle se caractérise en particulier par la mise en œuvre d'études théoriques sur la perception des couleurs et de l'harmonie musicale. C'est ainsi que, dans les Grundtatsachen des Seelenlebens (1883, 238-296) et dans l'essai de 1885 Das Wesen der musikalischen Harmonie und Disharmonie (1885), Lipps défend une approche analytique de l'expérience esthétique, qu'il cherche à rapporter à la manifestation de sentiments particuliers, comme par exemple les sentiments d'harmonie et de disharmonie (Harmanie-Disharmonigefühle), qu'il interprète eux-mêmes à la lumière de vécus plus plus simples comme l'attente, la satisfaction, l'insatisfaction, la perturbation, etc.93 Ses travaux esthétiques font ainsi écho, dès le départ, aux tendances psychoaffectives de l'esthétique germanique de l'époque. Par ailleurs, au cours de cette première période, Lipps s'intéresse déjà de très près à la question du comique (die Komik) (1883, 87, 668-678, 693-694, 699-700, 1888/1889) et produit certain nombre de recensions d'ouvrages esthétiques, notamment d'esthétique musicale (Lipps 1886c, 1887). D'une manière générale, les débuts de Lipps en tant qu'esthéticien doivent beaucoup aux travaux de Wundt (1863, 44-99 ; 1880, 465-483), lequel, comme nous avons eu l'occasion de le préciser à plusieurs reprises, apparaît à cette époque comme une référence incontournable dans la pensée lippsienne.

106La seconde période caractéristique de l'esthétique lippsienne est celle qui s'étend de 1891 à 1898 et au cours de laquelle Lipps publie ses premiers grands textes sur l'esthétique de l'espace (Raumästhetik)  : en 1891, son long article « Ästhetische Faktoren der Raumanschauung » (1891), et surtout, en 1897, sa longue monographie (plus de 400 pages) Raumästhetik und geometrisch-optische Täuschungen (Lipps 1897), dont il devait, l'année suivante, faire paraître une présentation abrégée dans le Zeitschrift für Psychologie und Physiologie der Sinnesorgane (Lipps 1898b). Ces travaux, en dépit d'une approche approche ultra-descriptive et analytique du fait esthétique qui peut vite apparaître rébarbative, ont fortement contribué à asseoir la réputation de Lipps en tant d'esthéticien. C'est au cours de cette période que Lipps thématise la notion de « mécanique esthétique » (ästhetische Mechanik), c'est-à-dire cette idée selon laquelle, dans les arts plastiques, la contemplation de l'objet esthétique participe de notre capacité à interpréter les formes comme des systèmes harmonieux de « forces » (Kräfte) ou d'« activités » (Thätigkeiten) (action, réaction, tension, effort, résistance, etc.), d'avoir l'impression de nous mouvoir librement en elles et de les appréhender comme quelque chose de vivant ou d'animé (Galland-Szymkowiak 2017a). Si la monographie bien connue de Robert Vischer sur « le sentiment optique de la forme » (Vischer 1873) a pu constituer, à cet égard, une importante source d'inspiration, il ne s'agit ni du seul ni du premier texte dans lequel se trouvent exposée des idées en rapport avec le concept lippsien de mécanique esthétique. Il convient ici de mentionner l'ouvrage important d'Adolf Horwicz Analyse der qualitativen Gefühle (1878, 137-175) et celui, paru bien avant, de Theodor Waitz Lehrbuch der Psychologie als Naturwissenschaft (1849, 340-353), dans lequel celui-ci assimilait déjà l'appréciation esthétique des formes spatiales à un phénomène d'interprétation dynamique de leurs constituants, en l'espèce, à la manifestation d'une attente satisfaite ou déçue (Romand 2015, 394-395). Quoi qu'il en soit, comme je l'ai souligné dans la section consacrée à l'empathologie, les travaux mis en œuvre par Lipps, dans les années 1890, sur la mécanique esthétique annoncent directement ses travaux, théorisés à partir de 1900, sur l'empathie esthétique et l'empathie en général (Romand 2021a). Comme il l'explique dans « Ästhetische Faktoren der Raumanschauung » (1891) et sa Raumästhetik (1897), l'interprétation mécanique des formes a pour fonction d'en faire des « symboles » (Symbole) au travers desquels se révèlent nos contenus de pensée. 94 Lipps reprend ici à son compte un énoncé typique de l'idéalisme esthétique95, qu'il s'attache, en l'espèce, à reformuler dans un langage psychologisant. A cet égard, ses écrits des années 1890 sur l'esthétique de l'espace marquent une nette inflexion par rapport à ceux de la période précédente, dans la mesure où ce qui intéresse ici Lipps, c'est la manière dont la participation subjective aux formes esthétiques est en mesure de révéler une « idée » sous-jacente, et non plus directement, comme dans ses écrits de la période précédentes, l'analyse des effets produits induits par les composanntes mêmes de l'objet esthétique, c'est-à-dire l'étude de ce que Wundt appelait les « sentiments esthétiques élémentaires » (ästhetische Elementargefühle) (Wundt, 1892, 235-254 ; Romand, 2018b). La publication, en 1895, de son article « Zur Lehre von den Gefühlen, insbesondere den ästhetischen Elementargefühlen » (1895), dans lequel Lipps se livre à une violente charge contre ce qu'il estime être la théorie wundtienne des sentiments esthétiques (Wundt, 1892, 235-254)96, reflète bien ce changement d'orientation. D'une manière générale, la deuxième période de l'esthétique lippsienne se caractérise par une relative désaffection pour la question des sentiments esthétiques. Si cette évolution peut sembler cohérente au vu de l'inflexion théorique mentionnée précédemment, elle n'en a pas moins quelque chose de paradoxal dans le contexte d'émergence de la réflexion de Lipps sur la mécanique esthétique, dans la mesure où les « forces » et les « activités » qu'il place alors au cœur de de sa réflexion esthétique pourraient aisément être assimilés à des phénomènes psychoaffectifs, comme témoigne d'ailleurs ses travaux de l'époque sur la perception de la causalité (Lipps 1893, 79-84).97

107Ce que l'on peut appeler la troisième phase de l'esthétique lippsienne est une courte période qui s'étend de 1898 à 1902 environ. Au cours de celle-ci, à rebours, pour ainsi dire, de ses écrits précédents, Lipps manifeste un regain d'intérêt pour la notion de sentiment esthétique, pour une approche analytique de l'expérience esthétique et pour une interprétation plus authentiquement psychologique du fait esthétique. Le grand écrit de cette période est sa monographie, longue de près de 250 pages, Komik und Humor (1898a), dans laquelle il s'emploie notamment à étudier la nature et les conditions d'apparition du « sentiment du comique » (Gefühl der Komik). Mais la publication la plus connue et la plus emblématique de la troisième phase de l'esthétique lippsienne est l'article « Aesthetiche Einfühlung » (Lipps 1900), dans lequel, on l'a dit, Lipps s'attache pour la première fois à théoriser le concept d'empathie en général et d'empathie esthétique (ästhetische Einfühlung) en particulier. Pour ce qui est des considérations proprement esthétiques, Lipps s'éloigne, dans cet écrit, de ses développements précédents sur la mécanique esthétique, en ce que, en plus de ne pas limiter son propos à la seule esthétique de l'espace, il insiste ici prioritairement sur la capacité du sujet contemplant à s'immerger dans l'objet esthétique et à faire de ce dernier le reflet de sa propre personnalité. Première véritable expression théorique de son esthétique de l'empathie, l'article de 1900 aborde déjà des problématiques typiques de sa dernière période, comme la question de l'illusion et de la réalité esthétiques, sans qu'on puisse toutefois encore le rattacher à l'approche « holiste » qui caractérise son esthétique de la maturité. A côté de son article de 1902 consacré au problème de l'aperception esthétique (Lipps 1902c), une autre contribution typique de la troisième phase de l'esthétique de Lipps est son article de 1901 « Zur Theorie der Melodie » (Lipps 1901c), S'il ne présente qu'un intérêt théorique relativement limité, ce texte est intéressant du point de vue de l'évolution de la pensée esthétique de Lipps, en ce qu'il constitue une sorte de synthèse entre ses réflexions de jeuensse sur le sentiment d'harmonie et de disharmonie et ses travaux empathologiques les plus réxents, l'expérience esthétique des formes musicales étant ici mis au compte du pouvoir qu'ont ces dernières d'exprimer la « vie » à la faveur de la manifestation de certains « états d'âme » (Stimmungen) .

108Enfin, il convient de distinguer une quatrième et dernière phase de l'esthétique lippsienne, laquelle, si elle ne s'étend que de 1903 à 1909, n'en reste pas moins, qualitativement et quantitativement, plus importante de toutes, du point de vue des travaux publiés. C'est en effet au cours de cette période que Lipps fait paraître les deux parties de son Ästhetik, Psychologie des Schönen und der Kunst, l'un des traités esthétiques majeurs du début du XXe siècle. Cet ouvrage, long de 1246 pages au total, se compose, en l'état, de deux partie, Grundlegung der Asthetik (1903b) et Die ästhetische Betrachtung und die bildende Kun st (1906b). Il devait en comporter une troisième, laquelle n'a jamais vu le jour, en raison des graves problèmes de santé et de la mort prématurée de l'auteur.98 Quoi qu'il en soit, l'Ästhetik de Lipps fut sans doute l'ouvrage d'esthétique le plus lu et le plus influent, à tout le monde dans le monde germanophone, au moins jusqu'à la Première Guerre mondiale (Allesch (2002, 2017). L'importance de cet ouvrage dans la carrière d'esthéticien de Lipps ne doit pas faire oublier ses autres écrits de cette époque, au premier rang desquels l'article « Ästhetik » (1907i, 1908b) déjà cité, qui est une exposition synthétique de sa théorie esthétique parvenue à maturité, et l'article théorique, d'inspiration plus philosophie que véritablement esthétique, « Psychologie un Ästhetik » (Lipps 1907g), lui aussi déjà mentionné, auxquels il convient d'ajouter « “Ästhetische Weltanschauung” und “Erziehung durch die Kunst” » (1906e), « Zur “ästhetischen Mechanik” » (1906f), et « Einfühlung und ästhetischer Genuß » (1906g), tous trois parus en 1906, et enfin « Über einfachste Formen der Raumkunst » (1909b), paru en 1909, qui est sa toute dernière contribution à l'esthétique. La pensée esthétique tardive de Lipps est dominée par la problématique de l'empathie, un concept dont il tend à faire le fondement de toutes ses explications psychoesthétiques. Telle que Lipps la conçoit dans ses écrit de cette dernière période, l'empathie esthétique (die ästhetische Einfühlung) peut être caractérisée sur la base de trois critères principaux (Romand 2020, 2021a): (a) c'est un type d'empathie spécifiquement suscité par certaines configuration formelles inhérentes aux objets esthétiques ; (b) c'est une forme d'empathie « complète » (voll), qui participe de la capacité du sujet à s'immerger totalement dans l'objet esthétique – un phénomène que Lipps qualifie aussi de « sympathie esthétique » (ästhetische Sympathie) ; (c) enfin, c'est un type d'empathie qui se produit concomitamment à un état de contemplation esthétique (ästhetische Betrachtung), c'est-à-dire l'état de pure délectation dans lequel le sujet appréhende l'objet esthétique isolément, en le détachant de la réalité extérieure, et en se détachant soi-même des contingences de la vie ordinaires (voir en particulier : Lipps 1906b, 32-103). Fondamentalement envisagée par Lipps comme le mécanisme qui, au travers de l'animation (Beseelung) et de la vitalisation (Belebung) des formes, révèle la signification abstraite (contenu) de l'objet esthétique, l'empathie joue un rôle essentiel, tant dans son analyse de l'esthétique générale (Lipps 1903b, 96-223, 505-601, 1906b, 1-103) que dans celle qu'il consacre aux esthétiques particulières de la peinture, de la sculpture, de l'architecture, de la musique, de la littérature99 ou encore des arts décoratifs (Lipps 1903b, 224-504, 1906b, 104-645). Dans son Ästhetik, il cherche à réhabiliter, par opposition à celle du contenu, la fonction esthétique des formes, en tentant de dégager ce qu'il appelle « les principes formels de l'esthétique générale » (die allgemeinen ästhetischen Formprinzipien). C'est ainsi que, dans la première section de la première partie (Lipps 1903b, 6-52), il souligne l'importance des « sentiments de forme » (Formgefühle) 100 et de l'organisation hiérarchique des constituants formels dans la genèse de l'expérience esthétique101 – une vision des choses qui trahit une forte influence des idées de Wundt (1903, 123-209).102 Un autre aspect essentiel de l'esthétique lippsienne de la maturité est l'importance accordée à la problématique de la contemplation (Betrachtung), telle qu'elle a été définie plus haut, et que, dans la seconde partie de son Ästhetik (1906b, 32-103), Lipps assimile fondamentalement à une forme d'illusion consciente (ästhetische Illusion) vis-à-vis de l'objet esthétique. De toute évidence, les développements psychoesthétiques de Lipps sur l'empathie et la contemplation doivent beaucoup à « l'illusionnisme esthétique » défendu à la même époque par Konrad Lange (1907 ; Romand, 2020b) et sont à rapprocher des positions défendues par d'autres grands esthéticiens contemporains comme Karl Groos (1902) et Johannes Volkelt (1905-1910-1914). D'une manière générale, l'esthétique lippsienne de la dernière période est emblématique de ce que j'ai appelé ailleurs le paradigme « holiste » des sentiments esthétiques (Romand 2018b, 2020b) qui atteint son apogée au début du XXe siècle et dont les trois autres auteurs mentionnés ci-dessus furent aussi d'éminents représentants. Pour les défenseurs du paradigme en question, la tâche de l'esthéticien consiste fondamentalement à mettre à jour les mécanismes affectifs qui sous-tendent la capacité du sujet contemplant à réagir, comme un tout, vis-à-vis de l'œuvre d'art – un modèle psycho-affectif qui correspond à ce que Charles Lalo appelait quant à « le nouveau sentimentalisme esthétique » (Lalo 1910). Dans la pensée esthétique tardive de Lipps, le recours systématique à l'empathie – laquelle n'est jamais pour lui que la manifestation de l'activité du moi-conscience prise comme un tout – pour expliquer les phénomènes esthétiques, tend à se substituer à l'étude des sentiments esthétiques particuliers. Les tendances holistes qui s'affirment dans l'esthétique lippsienne à partir de 1903 sont le reflet direct de celles qui s'affirment au même moment dans sa psychologie affective, et s'inscrivent plus généralement dans le mouvement d'évolution général de la psychologie allemande au début du XXe siècle (Ash 1995 ; Romand 2009).

Ethique

109L'éthique (Ethik) est une dimension encore largement méconnue, quelque peu secondaire, mais nullement anecdotique de la pensée de Lipps, puisque c'est là un champ d'étude qui représente, à un stade avancé de sa carrière, une part non négligeable de ses publications et auquel il a notamment consacré un vaste ouvrage de synthèse, Die ethischen Grundfragen (1899, 1905d). Longue de plus de 300 pages, cette monographie qui, comme son sous-titre l'indique, regroupe les textes issus de dix conférences (Vorträge) données par Lipps au Volkshochschulverein de Munich, a été publiée pour la première fois en 1899, puis, sous une forme révisée, en 1905 et en 1912. Par le caractère systématique de son approche et l'originalité de son propos, elle constitue incontestablement une contribution de premier plan à la philosophie morale de cette époque et mériterait de figurer en bonne place, dans les études historiques, à côté de ces grandes synthèses contemporaines que sont, par exemple, l'Ethik (1886) de Wilhelm Wundt, leSystem der Ethik (1891) de Friedrich Paulsen, ou encore l'Ethik des reinen Willens (1904) de Hermann Cohen. Si elles en sont l'expression la plus aboutie, Die ethischen Grundfragen ne sont pas le seul exposé de l'éthique lippsienne, celle-ci faisant aussi l'objet d'intéressants développements dans les deux éditions de Vom Fühlen, Wollen und Denken (1902a, 133-135, 175-184, 188-194, 1907a, 222-226, 228-239, 265-271) et dans les trois éditions du Leitfaden der Psycholog ie (1903a, 160-161, 200-201, 287-290 ; 1906a, 208-211, 304-308 ; 1909a, 238-241, 339-344). Lipps traite ici notamment de la notion centrale d'empathie éthique (ethische Einfühlung), une problématique dont il a déjà été question dans la section consacrée à l'empathologie. Il convient aussi aussi mentionner ses deux articles Der Begriff der Strafe (1906/1907)et Die soziologische Grundfrag e (1907j), dans lesquels – comme le suggère leur titre – Lipps aborde les questions éthiques du point de vue, respectivement, de la philosophie du droit et de sociologie. A l'instar de son empathologie, laquelle, on l'a vu, ne constitue pas un objet d'étude à part entière avant 1900, l'éthique est une manifestation assez tardive de la pensée de Lipps, puisque ce n'est qu'en 1899, date de parution de la première édition de Die ethischen Grundfragen (1899), qu'il commence de s'y intéresser de manière systématique. Si Lipps pendant longtemps, n'a pas cherché à les thématiser, les problématiques éthiques étaient pourtant, dès le début, bien présentes dans ses écrits. C'est ainsi que, on s'en souvient, Lipps évoque, dès 1877, dans « Die psychischen Grunthatsachen und die Erkenntniß » (Lipps 2013a, 34),la question du rapport de l'éthique à la psychologie et de sa place dans le système des sciences, une problématique à laquelle il ne devait cesser de s'intéresser tout au long de sa carrière. L'éthique n'en demeure pas moins à ce jour, avec la théorie du langage, le champ de la pensée lippsienne le plus négligé par l'historiographie. Pendant longtemps, le paragraphe la notice du Philosophen-Lexikon qu'Eisler consacre à Lipps (Eisler 1912a, 415-416), qui comprend un paragraphe spécifique sur l'éthique, a été le seul commentaire synthétique disponible sur la question. Il aura fallu attendre 2021 et la publication de l'article de Faustino Fabbianelli « Il microcosmo e lo specchio. L'etica della personalità in Theodor Lipps » (2021)pour disposer d'un texte spécialement consacré à l'éthique lippsienne. Signalons aussi la parution, en 2021 également, de l'article de Mariano Crespo « Theethics of Husserl and his contemporaries (Lipps, Pfänder, Geiger) » (Crespo 2021), dans lequel l'auteur revient brièvement sur « le statut épistémologique des lois éthiques » chez Lipps. Enfin, je me permets de mentionner ici mon article « Theodor Lipps (1851-1914), théoricien de l'empathie », paru lui aussi en 2021, dans lequel, je propose, pour la première fois, analyse détaillée du concept lippsien d'empathie éthique (Romand 2021a ; voir aussi : Henckmann 2002).

110Dans sa notice du Philosophen-Lexikon qu'il consacre à Lipps, Eisler parle de l'éthique de ce dernier comme d'« une éthique idéalistico-formelle de la personnalité et de la disposition d'esprit (Gesinnung) d'orientation kantienne » (Eisler 1912a, 415), insistant d'emblée sur l'étroitesse de la relation de Lipps à Kant (1908 [1788]). Le nom de Kant, qui constitue une référence évidemment peu surprenante chez un éthicien allemand de la fin du XIXesiècle et du début du XXesiècle, revient en effet à maintes reprises dans les trois éditions des Grundfrage n (1899, 1905b [1912]).Dans son article déjà cité, (Fabbianelli 2021), Fabbianelli souligne lui aussi la place des idées kantiennes dans l'éthique lippsienne, tout en insistant sur le fait que Lipps en propose une réinterprétation très personnelle, notamment en raison du rôle dévolu à la psychologie. On ne reviendra pas ici sur la relation, en effet complexe, de l'éthique lippsienne à l'éthique kantienne, si sur son lien généalogique avec d'autres courants de la philosophie morale depuis le XVIIIesiècle103, non plus que sur son inscription dans le contexte de l'éthique allemande contemporaine.104Enrevanche, il apparaît essentiel de dire un mot sur la manière dont Lipps concevait le rapport entre éthique et psychologie, sa réflexion éthique, à l'instar de sa réflexion esthétique, ne pouvant en effets se comprendre qu'à la lumière de considérations psychologiques. Dès la fin des années 1870, dans « Die psychischen Grundthatsachen un die Erkenntniß » (Lipps 2013a, 34), Lipps affirmait le caractère fondamentalement psychologique de l'éthique, celle-ci, à l'instar de la philosophie en général, étant assimilée ici, on s'en souvient, à une « science de l'expérience interne ». Une telle affirmation se retrouve, six ans plus tard, dans les Grundtatsachen des Seelenslebens (Lipps 1883, 3), où, à l'instar de l'esthétique, de la logique et de la métaphysique, il fait de l'éthique une « science de l'esprit » (Geistewissenschaft), c'est-à-dire une discipline psychologique, une thèse qu'il devait réitérer avec force, en 1901, dans son essai Psychologie, Wissenschaft und Leben (Lipps 1901a, 5).La rupture épistémologique qui s'opère, en 1903-1904, dans la pensée de Lipps et qui devait se traduire par une redéfinition de la psychologie et de son rapport aux autres sciences, a eu de fortes répercussions sur sa manière d'envisager l'éthique – un changement, pour ainsi dire, de paradigme, dont rend parfaitement compte deuxième édition, parue en 1905, des Grundfragen (1899, 1905d).Si, dans la deuxième édition des Grundfragen, Lipps peut encore affirmer, à propos de l'éthique, que « la question [dont elle] trait[e] est celle des faits psychologiques, une question qui se rapporte, non à la connaissance du monde, mais à la connaissance de soi » (1905d, 4), il alors bien garder à l'esprit ce qu'est, à l'époque, pour lui, la science psychologique. C'est ainsi, que, si l'on se réfère à ses écrits épistémologiques des années 1904-1905 (Lipps 1904a, 1905c ; 1905d),l'éthique, à l'instar de l'esthétique, en plus de se rapporter à la « psychologie empirique » ou « explicative-causale », participe, en tant que pure science normative, de la « psychologie de la connaissance de soi » ou de la « science de la conscience ». Ainsi, il est intéressant de constater que, dans l'édition des Grundfrage n (1905d), alors même qu'il s'attache à faire du concept « psychologique » d'empathie, une dimension essentielle de sa réflexion éthique, Lipps insiste sur le fait que cette dernière n'est en rien réductible à la psychologie, entendue comme psychologie de la conscience individuelle. Comme nous allons le voir, Lipps accorde, dans ce texte, une importance toute particulière au concept épistémologique d'« exigence », tel qu'il l'a thématisé dans ses écrits des années 1903-1905 (Lipps 1903a, 1905b), en voyant dans les « exigences éthiques » (ethische Forderungen) la garantie du caractère objectif de la raison pratique, prenant ainsi ouvertement ses distances avec l'approche « psychologiste » qu'il défendait dans la première édition de 1899 (Lipps 1899).

111Comme il l'explique dans le premier des dix textes qui constituent les Grundfragen, Lipps se réclame d'une éthique altruiste (altruistische Ethik), c'est-à-dire de l'approche selon laquelle la conscience morale (das sittliche Bewu ßsts ein) de l'individu participe de la capacité qu'il a de participer au bonheur, à la joie ou au plaisir d'autrui (Lipps 1905d, 1-36). Telle que la conçoit Lipps, l'éthique altruiste consiste fondamentalement, pour l'individu, à retrouver l'estime qu'il a de lui-même au travers de l'expérience qu'il fait des autres d'individus. Elle s'oppose ainsi à l'éthique égoïste (die egoistische Ethik) 105, laquelle cherche à réduire la conscience éthique de l'individu à la satisfaction immédiate de ses propres désirs, sans considération pour le bonheur, la joie ou le plaisir d'autrui. Si, l'altruisme admet, comme l'égoïsme, que nous agissons en vue de posséder un certain bien matériel (Güter), c'est-à-dire que notre comportement passe nécessairement par la prise compte d'une valeur matérielle (ein dinglicher Wert), il affirme que la finalité morale de notre action est régie, non pas par la valeur matérielle elle-même, mais par la possibilité de donner satisfaction à autrui, en d'autres termes, par la valeur personnelle (Persönlichkeitswert) (Lipps 1905d, 10-11). C'est ainsi que, dans une perspective altruiste, la conscience éthique s'accompagne de ce que Lipps appelle les « sentiments de la valeur personnelle » (Persönlichkeitswertgefühle), tandis que, dans une perspective égoïste, elle n'est jamais que l'expression d'un « sentiment de la valeur matérielle » (Dingwertgefühl), dit aussi « sentiment égoïste de la valeur » (egoistisches Wertgefühl) (Lipps 1905d, 33 & 38).

112Thématisé par Lipps au tournant du XXe siècle (Lipps 1900), le concept d'empathie (Einfühlung) s'impose tout naturellement, à partir de 1903, comme une notion incontournable de son éthique altruiste (Lipps 1903a, 200-201, 1905d,1906a, 208-211, 1907a, 235-239), dont, dès 1899, il s'était attaché à élaborer les contours dans la première édition des Grundfragen (1899, 1-27). Si, dans le Leitfaden (1903a, 200-201, 1906a, 208-211, 1909a, 338-241), Lipps utilise l'expression « empathie éthique » (ethische Einfühlung) dans le contexte d'une analyse typologique des phénomènes empathiques (Romand 2021a), il préfère parler, dans la deuxième édition des Grundfragen (1905d, 16-23), d'« empathie pratique » (praktische Einfühlung) pour désigner la forme d'empathie impliquée dans la manifestation de la conscience éthique.106 Dans la continuité de son article fondateur de 1900 (Lipps 1900), il oppose ici l'empathie pratique à l'empathie esthétique (ästhetische Einfühlung), dans la mesure où, explique-t-il, la forme d'empathie en question a à voir avec l'attitude, non pas esthétique, mais pratique de l'individu. De manière tout à fait significative, « Einfühlung » est pris, aussi bien dans les Grundfragen (1905d) que dans le Leitfaden (1903a, 1906a, 1909a), comme synonyme de « Sympathie », Lipps soulignant par-là même son inscription dans une certaine tradition de la philosophie morale héritée du XVIIIe siècle (Hume 1751 ; Smith 1759). Quoi qu'il en soit, nous dit Lipps, on a ici affaire à un type d'empathie « qui se rapporte, effectivement ou supposément, à la réalité », à un type d'empathie qui, plus précisément, correspond au « fait de savoir, effectivement ou supposément, quelque chose de la réalité de l'intériorité mentale ou du psychique » (Lipps 1905d, 21) En nous projetant sur « la manifestation sensorielle d'un individu étranger », nous appréhendons autrui comme un reflet de nous-même, nous nous retrouvons, pour ainsi dire, « nous-même dans autrui », et accédons ainsi à son état, à son activité, à sa manière d'être intérieures (Lipps 1905d, 21).107 Comme le précise Lipps, l'empathie revêt un caractère véritablement altruiste à partir du moment où, en plus de savoir que l'individu est doué d'intériorité, nous parvenons à saisir son comportement intérieur et ce qui constitue sa personnalité. Nous sommes alors en mesure d'attribuer à autrui une valeur semblable à celle que nous nous attribuons à nous-même dans les mêmes circonstances. C'est ainsi que, à côté des « sentiments de valeur propre » (Eigenwertgefühle), nous éprouvons des « sentiments altruistes » ou « sentiments sympathiques de valeur » (altruistische/sympathische Wertgefühle), lesquels se rapportent à tous les motifs, à tous les penchants, à toutes les décisions que nous appréhendons à la faveur de l'empathie pratique. Lipps distingue « les sentiments sympathiques de la valeur personnelle » (die sympathischen Persönlichkeitswertgefühle) et « les sentiments altruistes de valeur matérielle » (die altruistischen Sachwertgefühle) (Lipps 1905d, 27-28, 33-34, 38, 45-47, 52-59). Comme il le souligne, les sentiments de la valeur personnelle correspondent aux « véritables sentiments éthiques fondamentaux » (die eigentlichen ethischen Grundgefühle) (Lipps 1905d, 59). C'est, comme je l'ai montré dans mon article déjà cité (Romand 2021a), dans les deux dernières édition du Leitfaden (Lipps 1906, 208-211 ; 1909a, 335-339) que l'on trouve les développements de Lipps les plus aboutis sur l'empathie éthique. Sans entrer dans les détails, précisons qu'à ses yeux, c'est à la faveur de la manifestation de deux formes d'expérience empathique que s'élabore la conscience éthique. C'est ainsi qu'il distingue tout d'abord « l'expérience partagée simple » (das einfache Miterleben), qu'il qualifie aussi de « sympathie simple » (einfache Sympathie), la forme d'expérience qui, selon lui, me conduit à interpréter ce que je sais de l'attitude d'autrui à mon égard comme « une affirmation interne de moi-même » et, partant, à admettre que « j'ai la même obligation de dignité et de respect vis-à-vis de moi-même » qu'autrui vis-à-vis de moi et moi-même vis-à-vis d'autrui (Lipps 1909a, 239). Lipps distingue ensuite ce qu'il appelle « la sympathie réflexive » (die reflexive Sympathie), une forme de vécu éthique plus élaboré à la faveur duquel, explique-t-il, sachant qu'autrui et moi-même avons la même expérience partagée l'un de l'autre, je me sens le devoir d'ajuster mon comportement en fonction de celui d'autrui, de la même manière qu'autrui se sent le devoir d'ajuster son comportement en focntio du mien. C'est, nous dit Lipps, cette seconde forme d'expérience empathique que l'on doit poser au fondement de « la conscience du droit social naturel » (das Bewusstsein der natürlichen sozialen Berechtigung) et du contrat social (soziale Verplichtungen).

113Si, à partir de 1903, Lipps fait des phénomènes empathiques un élément central de sa réflexion éthique, il ne faut pas croire pour autant qu'il cherche purement et simplement à refonder l'éthique sur la notion d'empathie et, partant, à la réduire à des considérations de nature psychologique au sens étroit du terme. Comme il l'explique dans la cinquième partie des Grundfragen (1905d, 135-151 ; voir aussi : Fabbianelli 2021), la fonction empathique, en tant que pure manifestation de processus psychoaffectifs, n'est pas de mesure de garantir la valeur objective des différents buts (Zwecke) auxquels répond notre comportement moral, c'est-à-dire notre manière d'agir en fonction de ce qui est moralement juste (das sittlich Richtige) . C'est ainsi que notre volition (Wollen), telle qu'elle se manifeste dans la conscience éthique, tout en étant subjectivement conditionnée par les sentiments de valeur, apparaît objectivement déterminée par quelque chose de transcendant à notre propre individualité subjective. Elle correspond, en d'autres termes, à la conscience d'un « je dois » (Sollen) éthique. Comme dans sa philosophie théorique, Lipps recourt, dans sa philosophie pratique, à la notion d'exigence (Forderung) pour tenter de rendre compte de ce qu'il y a d'objectif dans l'expérience, par-delà les contingences psychologiques de la conscience individuelle. Pour lui, le devoir éthique, au même titre que le devoir logique, a fondamentalement à voir avec l'exigence des faits. Ainsi, à partir du moment où l'on admet l'existence d'une nécessité théorique à côté de la nécessité logique, il faut admettre l'existence d'exigences éthiques (ethische Forderungen) à côté des exigences logiques. Lipps insiste sur le fait que, si les exigences éthiques doivent être conçues par analogie avec les exigences logiques, elles ne doivent pas pour autant être confondues avec elles. A ses yeux, les exigences éthiques se distinguent des exigences logiques en ce qu'elles se rapportent aux faits, non pas « tels qu'ils sont, comme ils sont », mais « dans la mesure où ils ont ou non une valeur, sont bons ou mauvais et sont ainsi susceptibles de déterminer ma volonté », en ce qu'elles « visent à l'évaluation (Wertung) et la volonté pratique correspondante » (Lipps 1905d, 142). Comme le dit Lipps de façon imagée, la conscience du devoir éthique et la conscience du devoir logique ne sont en définitive rien d'autre que deux manières d' « écouter (hören) ce qu'exigent les faits, deux versants de notre capacité à répondre aux « appels » (...) en provenance du monde des objets. Pour lui, « [l]es exigences morales (sittliche Forderungen) ne sont donc rien d'autre que les exigences de la raison pratique (...) qui résultent pour nous de la pure considération et de la pure évaluation objectives de tout ce que vise notre volonté » (Lipps 1905d, 147). Dans ce cas, nous sommes confrontés, non pas à nous-mêmes ou à autrui, mais à l'humanité en général. L'organisation hiérarchique des buts et des motifs qui régissent le comportement de l'individu constitue ce que Lipps appelle une « disposition d'esprit morale » (sittliche Gesinnung) (Lipps 1905d, 148-150). L'individu devenu une personnalité morale accomplie n'est rien d'autre qu'un microcosme, « un miroir fidèle du monde et de humanité » (Lipps 1905d, 148). La disposition d'esprit morale ayant atteint son plus haut degré de valeur objective se manifeste subjectivement sous forme de divers sentiments, qui, réunis en un seul sentiment global ( Gesamtgefühl), constituent « le sentiment de ce qui est spirituellement et moralement sain » (das Gefühl der geistlichen und sittlichen Gesundheit), «  le sentiment moral complet de soi-même » (das volle sittliche Sebstgefühl), ou encore « le sentiment complet du monde et de l'humanité » (das volle Welt- und Menschheitsgefühl) (Lipps 1905d, 149).

114Dans les Grundfragen, Lipps ne se contente pas de discuter les fondements de son éthique altruiste. C'est ainsi que, dans la troisième partie de l'ouvrage, il aborde ces deux thématiques classiques de la philosophie morale que sont l'utilitarisme (Utilitarismus) et de l'eudémonisme (Eudämonismus) (Lipps 1905d, 67-90).108 Les dernières parties des Grundfragen sont quant elles consacrées à des questions de philosophie politique, plus précisément au problème de l'organisation de la famille et de l'état (Lipps 1905d, 218-255), et de philosophie du droit, au travers notamment de la question du libre-arbitre (Lipps 1905d, 256-290) et de la responsabilité pénale (Lipps 1905d, 297-327). Au-delà de leur dimension proprement philosophique, ces développements sont intéressants en ce qu'ils permettent de se faire une idée assez précise des opinions politiques de Lipps. Celui-ci s'affirme clairement, au fil des pages, comme un penseur libéral. Il apparaît ainsi comme un contempteur du chauvinisme (Lipps 1905d, 213-215), un partisan de l'émancipation professionnelle et politique de la femme (Lipps 1905d, 239-243), un défenseur de l'égalité des droits (Lipps 1905d, 253-256) et un opposant résolu à la peine de mort (Lipps 1905d, 320-321). Les Grundfragen sont pour Lipps l'occasion de formuler une critique acerbe et à peine voilée des institutions monarchiques et aristocratiques et de l'idéologie nationaliste et militariste de l'Allemagne wilhelmienne. On y trouve même des passages potentiellement subversifs comme lorsque, par exemple, il déclare, comme en écho à la Constitution de de 1793, que « la révolution est un droit lorsqu'elle est un devoir (Pflicht) ; et elle peut être un devoir, le plus sacré des devoirs » (Lipps 1905d, 256). Pour véritablement apprécier la teneur de ces propos, il faut ici garder à l'esprit qu'ils ont été tenus à l'occasion de conférences publiques. Quoi qu'il soit, il serait intéressant d'en savoir plus sur les idées et les activités politiques de Lipps et de mieux pouvoir apprécier leur portée dans le contexte allemand de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle.109

    Notes

  • 1 Sur l'importance des Grundtatsachen des Seelenlebens dans l'établissement de la carrière de Lipps, voir : Kessselring (1962, 76).
  • 2 Au début du XXe siècle, c'est en particulier à Vernon Lee (alias Violet Paget) que l'on doit la réception et la diffusion des idées de Lipps dans l'esthétique anglo-saxonne . Cf. Lee & Anstruther-Thompson (1912). Sur cette question, voir : Allesch (2017) et Lanzoni (2018, 21-67). En France, c'est Charles Lalo qui a été le principal commentateur de l'esthétique lippsienne au début du XXesiècle. Cf. Lalo (1910).
  • 3 Voir par exemple : Van Ginneken (1907) et Titchener (1908).
  • 4 La question de la réception des idées de Lipps dans le champ anglo-saxon, et tout particulièrement américain, sera analysée plus en détail dans section suivante.
  • 5 Il s'agit des Grundzüge der Logik (1893) et de Die ethischen Grundfragen (1899).
  • 6 Je remercie ici Serge Tchougounnikov pour ses éclaircissements concernant la réception de Lipps en Russie.
  • 7 Pour une l'histoire détaillé de l'Institut de psychologie de Munich, voir l'article de Kopp et Mandl,« München. Zur Geschichte des Psychologischen Instituts an der Ludwig-Maximilians-Universität München seit dem späten 19. Jahrhundert »,paru dans le récent volume dirigé par Stock et Schneider,Die ersten Institute für Psychologie im deutschsprachigen Raum. Ihre Geschichte von der Entstehung bis zur Gegenwart. Cf. Kopp & Mandl (2020).
  • 8 En plus des nombreuses références qui figurent à la fin de cette article, on trouvera un panorama assez récent et complet de l'historiographie lippsienne dans Fabbianelli (2013b, VII-VIII). Voir aussi : Besoli, Manotta & Martinelli (2002) et Fabbianelli (2018b).
  • 9 Ceci est tout particulièrement vrai des idées de Lipps de l'empathie qui, depuis une vingtaine d'années sont souvent discutées, de manière plus ou moins approfondie, par les spécialistes actuels du domaine. Cf. Freedberg & Gallese (2007), Gallese (2009, 2017), Stueber (2010), Zahavi (2014), Freedberg (2017).
  • 10 Kainz se réfère ici au passage consacré par Lipps au « concept de mécanique esthétique » dans la seconde partie de son Ästhetik (1906b, 407-411). Sur la question du « sentiment mécanique » (mechanisches Gefühl) et du « sentiment de la forme » (Formgefühl) dans l'esthétique lippsienne, voir : Fortis (2015) et Romand (2019a).
  • 11 Pour ce qui est de l'édition des textes empathologiques, voir mon commentaire dans Romand (2020a).
  • 12 Pour une recension critique du volume sur l'empathologie, voir : Romand (2020a).
  • 13 Le programme est disponible à l'adresse suivante : <https://calenda.org/374780?formatage=print&lang=pt>.
  • 14 Lipps est donc né sujet du roi Louis II de Bavière.
  • 15 <www.pfaelzer-muehlenland.de>. Les information relatives à Lipps ont de toute évidence été supprimées de la nouvelle version du site.
  • 16 Publiée l'année même de la soutenance, la thèse de Lipps est aussi sa première publication connue. Cf. Lipps (1874).
  • 17 Sur ce philosophe aujourd'hui largement oublié, voir : Eisler (1912b).
  • 18 Comme le rappelle Fabbianelli dans son introduction à son édition des écrits de Lipps sur la psychologie et la théorie de la connaissance, le texte de cette habilitation est aujourd'hui perdu. Cf. Fabbianelli (2013b, VIII).
  • 19 Sur la carrière de Lipps à Breslau, voir : Salvia (2011).
  • 20 Winfried Leypoldt a toutefois insisté sur l'idée d'un déclin relatif de Munich comme place artistique allemande au tournant du XXe siècle. Cf. Leypoldt (1987).
  • 21 Sur le problème de la datation des derniers manuscrits de Lipps, voir : Fabbianelli (2013a, 535-536, 2018a, 733).
  • 22 C'est le cas en 1903, année qui voit la parution de la première édition du Leitfaden der Psychologie (1903a), long de 349 pages, et de la première partie de l'Ästhetik (1903b), monument de 601 pages .
  • 23 C'est le cas du Leitfaden der Psychologie (1903a, 1906a, 1909a),qui fait l'objet trois éditions révisées de 1903 à 1909, de Vom Fühlen, Wollen und Denken (1902a, 1907a), dont, de l'aveu même de Lipps, la deuxième édition est complètement différente de la première, de Die ethischen Grundfragen (1899, 1905d), dont l'édition de 1905 est une version nettement différente de celle de 1899, ainsi que de l'article « Asthetik » (1907i), qui est republié en 1908 sous une forme remaniée (Lipps 1908b).
  • 24 Rappelons ici que les deux éditions de textes en question, surtout celle de 2013, n'offrent pas une vision exhaustive des écrits de Lipps dans les domaines correspondants. Pour ce qui est de l'édition des écrits psychologiques et épistémologiques, il manque en particulier les Grundtatsachen des Seellebens (1883), qui comprend 709 pages, ce qui en fait l'un des plus gros traités de psychologie de l'époque, et les Grundzüge der Logik (1893), qui en comportent 233.
  • 25 Ma traduction, comme toutes celles proposées dans le présent article.
  • 26 Pour une analyse de la pensée psychologique lippsienne et de son évolution, voir : Centi (2002), Manotta (2002) et Fabbianelli (2013b). Il convient ici de noter que, jusqu'ici, les idées psychologiques de Lipps ont été essentiellement étudiées dans leur rapport avec sa pensée philosophique, dans une perspective qui est plus celle de l'histoire de la philosophie que celle de l'histoire de la psychologie.
  • 27 Par ailleurs, il semble important se faire une idée de la façon dont, concrètement, Lipps a pu contribuer à la science psychologique. Ce sera là l'objet de la prochaine section, consacrée à la théorie du sentiment. La théorie des sentiment est en effet, avec l'empathie (une thématique qui, au vu de son importance chez Lipps, sera elle aussi traitée à part), l'apport particulier e plus intéressant de Lipps à la psychologie, et celui qui a exercé le plus d'influence au début du XXe siècle.
  • 28 Lipps reprend ci à son compte, tout particulièrement dans les Grundtasachen, ces traits caractéristiques de la psychologie allemande « post-herbartienne » que sont : (a) le postulat selon laquelle la psychologie est la science de « l'expérience » ou de « la perception » interne (die innere Erfahrung/Wahrnehmung), c'est-à-dire qu'elle a à voir avec tout ce que le sujet est susceptible d'éprouver dans la conscience, qu'elle se rapporte, en d'autres termes, aux phénomènes considérés pour eux-mêmes, dans leur réalité expérientielle ; (b) la thèse selon laquelle la vie consciente, telle qu'elle peut être appréhendée dans l'expérience interne, participe de la survenue d'états mentaux, c'est-à-dire d'entités de nature expérientielle caractérisés par la manifestation d'un acte (Akt) et l'expression d'un contenu (Inhalt), et dont les deux catégories principales sont les représentations (Vorstellungen) et les sentiments (Gefühle)  ; (c) une approche analytique de la vie mentale, la psychologie ayant pour objectif d'expliquer, en termes mentalistes, les grandes fonctions psychiques, en les rapportant à la manifestation d'entités mentales plus élémentaires, dont il s'agit alors de préciser la nature et le mode d'interaction dans la conscience ; (d) l'idée selon laquelle, dans la mesure où le psychique n'est en rien réductible au physique, la tâche du psychologue n'est pas de réduire les phénomènes psychiques aux phénomènes anatomo-physiologiques, mais de les étudier corrélativement à eux, en faisant correspondre les états mentaux à l'activité de substrats neuraux déterminés. On peut ajouter ici une cinquième caractéristique, qui est le fait que, surtout à la fin du XIXe siècle et au cours de la première décennies du XXe siècle, la psychologie allemande a servi de langage commun à la philosophie et aux sciences de l'esprit (Romand & Tchougounnikov 2009 ; Romand 2021b). Si, dans « Die psychischen Grundthatsachen » et les Grundtatsachen des Seelenlebens, Herbart reste une référence importante, comme en témoigne par exemple la conception « dynamique » de la vie mentale défendue par Lipps, c'est Wundt qui apparaît ici comme sa source d'inspiration majeure, que ce soit pour sa conception générale de la psychologie ou pour la mise en œuvre de programmes de recherche psychologiques particuliers.
  • 29 Lipps parle ce cas aussi d'« être doué de faculté représentationnelle » (vorstellendes Wesen), d'« esprit » (Geist), d'âme (Seele), de « personnalité » (Persönlichkeit) ou encore d'« individu » (Individuum).
  • 30 Lipps parle ici aussi d'« être spirituel » (geistiges Wesen) et de « psyché » (Psyche), mais aussi d'« âme » (Seele) et de « personnalité » (Persönlichleit) – deux termes qu'ils utilisait déjà dans lesGrundzüge .
  • 31 Sur la notion d'inconscient dans la psychologie allemande du XIXe siècle, voir : Romand (2012).
  • 32 Il convient ici de souligner que l'expression « expérience immédiate » (unmittelbare Erfahrung) n'avait alors pas forcément le sens que Lipps lui donnait dans ses écrits des années 1890, mais qu'elle pouvait aussi être utilisée comme synonyme d'« expérience interne » (innere Erfahrung) . C'est en ce dernier sens que certains auteurs de l'époque parlent de la psychologie comme de la science de l'expérience « immédiate », par opposition aux sciences de la nature, dite alors sciences de « l'expérience médiate » (die mittelbare Erfahrung). Un tel usage de l'expression « unmittelbare Erfarung » retrouve notamment chez Wundt, auquel Lipps, dans « Die Definition der Psychologie », reproche justement de vouloir faire de la psychologie une « science de l'expérience immédiate », c'est-à-dire de vouloir réduire l'analyse psychologique aux purs donnés de conscience, sans chercher à les mettre ne rapport avec une forme de réalité psychique qui les transcende. Lipps peut ici lui-même se voir reprocher de jouer sur les mots et d'attribuer à l'expression « unmitttelbare Erfahrung » un sens qu'elle n'a en réalité pas chez Wundt.
  • 33 Lipps ne se réfère à aucun écrit de Wundt en particulier, mais il pense certainement au premier volume de la cinquième édition des Grundzüge der physiologischen Psychologie, un ouvrage qu'il mentionne d'ailleurs un peu plus loin dans le même chapitre. Cf. Wundt (1902).
  • 34 Depuis Herbart, qui est premier théoricien du concept correspondant, les deux expressions « innere Wahrnemung » et « innere Erfahrung » sont utilisées de manière interchangeables par les psychologues allemands. Cf. Romand (2016).
  • 35 Le fait que Lipps reprenne ici à Wundt l'expression « unmitelbare Erfahrung », entendue au sens d'« innere Erfahrung », tend à confirmer, rétrospectivement, l'idée selon laquelle les critiques qu'il lui avait adressées, dans « Die Definition der Psychologie », à propos de sa conception de la psychologie comme science de l'expérience immédiate, étaient de nature au moins pour partie rhétorique.
  • 36 Sur la notion de psychologie descriptive voir : Eisler (1910m).
  • 37 La notion de moi « supra-sensible », « supra-individuel » ou « transcendant » que Lipps thématise ici pour la première fois et qu'il devait désigner d'un certain nombre d'autres manières dans ses écrits suivant, n'est pas sans rappeler celle de « sujet gnoséologique » (erkenntnistheoretisches Subjekt) proposée par Henrich Rickert dans la deuxième édition de Der Gegenstand der Erkenntnis, paru la même année que « Die Aufgabe der Psychologie ». Cf. Rickert (1904). Pour Rickert, c'est, non pas le sujet psychophysique, mais le sujet gnoséologique, en ce qu'il relève de la « conscience en général » (Bewusstsein überhaupt), c'est-à-dire de la conscience considérée abstraitement et détachée de ses déterminations individuelles, qui nous permet d'accéder à la connaissance objective.
  • 38 Ce point est détaillé plus loin dans la section « Logique et théorie de la connaissance ».
  • 39 Comme nous le verrons plus loin dans la section consacrée à l'empathologie.
  • 40 Les auteurs allemands opposaient alors classiquement la thèse du parallélisme psychophysique à celle de l'« interaction » (Wechselwirkung), la conception, d'inspiration dualiste, selon laquelle le psychique et le physique correspondent à deux formes de réalité distinctes qui entretiennent une relation de nature causale (l'activité des substrats neuraux étant en ce cas généralement considérée comme la cause de l'apparition des états mentaux). Sur le parallélisme psychophysique, l'interaction psychophysique et, plus généralement, et le problème corps-esprit à l'époque de Lipps, voir : Busse (1903) et Eisler (1910l, 1910p).
  • 41 Lipps reprends ici à son compte un vieux terme, calque germanique de « Psychologie », et qui était argement tombé en désuétude au débutXXe siècle.
  • 42 On pense ici, de nouveau, à Rickert (1904).
  • 43 Sur la question de la théorie des localisations cérébrales et des controverses qu'elle a pu susciter au début du XXe siècle, voir : Hécaen & Lantéri-Laura (1977).
  • 44 Ce point est détaillé dans la section consacrée à l'empathologie.
  • 45 Sur la question de la métaphysique dans les œuvres tardives de Lipps et de son rapport aux autres disciplines, voir la section consacrée à la métaphysique.
  • 46 Plusieurs documents conservés dans les archives de la Bibliothèque universitaire de Munich (« Nachla ß Theodor Lipps ») attestent des démarches entreprises par Lipps, dès la fin des années 1890, pour mettre sur pied un laboratoire de psychologie expérimentale. On y trouve ainsi une lettre datée de 1897, dans laquelle Lipps demande au Sénat de l'université la création d'un institut de psychologie, ainsi que trois lettres, datées de l'automne 1909 et vraisemblablement adressées à son ministre de tutelle, « à propos de la direction de l'Institut de Psychologie de Munich ». Cf. Nachla ß Theodor Lipp s, II 5d et II 31, Universitätsbibliothek, Ludwig-Maximilian-Universität München. Il convient aussi de mentionner une lettre de Wundt à Lipps, malheureusement non datée, car incomplète, dans laquelle, en réponse à une demande de ce dernier, le psychologue de Leipzig prodigue des conseils relatifs à l'organisation d'un laboratoire de psychologie expérimentale. Cf. Nachla ß Theodor Lipps, II 5d. On trouve aussi dans le fonds d'archives plusieurs bons de commande de matériel d'expérience, sans que les documents en question puissent être datés avec précision. Cf. Nachla ß Theodor Lipps, II 5a. Toujours est-il que l'Institut de psychologie que Lipps appelait de ses vœux ne devait voir le jour qu'en 1913, avec l'arrivée de Külpe, son successeur à la chaire de philosophie.Cf. Kopp & Mandl (2020). Voir aussi les commentaires d'Aloys Fischer à ce sujet, dans Kreitmair (1950, 79).
  • 47 Largement commentée en son temps, la psychologie affective lippsienne n'avait encore jamais fait l'objet d'aucune analyse systématique dans l'historiographie actuelle. Voir toutefois : Gyemant (2018b) et, dans une perspective plus contextualisée, Romand (2019a, 2021b, 2021c). Voir aussi mon autre contribution à ce volume : « Sentiments épistémiques et épistémologie affective chez Theodor Lipps. Une réappréciation critique de la première édition de Vom Fühlen, Wollen und Denken (1902) ».
  • 48 Depuis le début du XIXe siècle l'expression « Gefühlslehre », que l'on peut traduire par « théorie du sentiment », est également couramment utilisée par les auteurs germanophones pour désigner la réflexion sur la nature, les conditions d'apparitions et les implications fonctionnelles des états affectifs. Cf. Romand (2015, 2017).
  • 49 Voir ici ma seconde contribution à ce volume : « Sentiments épistémiques et sentiments affectifs chez Theodor Lipps. Une réappréciation critique de la première édition de Vom Fühlen, Wollen und Denken (1902) ».
  • 50 Sur le lexique psychoaffectif allemand et la manière de le rendre en français, voir : Romand (2015, 2017).
  • 51 Sur la question de l'« uni- » et de la « multidimensionnalité » du sentiment, c'est-à-dire sur la question de savoir s'il existe des qualités affectives autres que le seul plaisir/déplaisir voir : Romand (2017, 2021c), ainsi ma seconde contribution à ce volume « Sentiments épistémiques et sentiments affectifs chez Theodor Lipps. Une réappréciation critique de la première édition de Vom Fühlen, Wollen und Denken (1902) ».
  • 52 Voir ma contribution à ce volume : « Sentiments épistémiques et sentiments affectifs chez Theodor Lipps. Une réappréciation critique de la première édition de Vom Fühlen, Wollen und Denken  ».
  • 53 Sur la question de la « directionnalité » du sentiment, c'est-à-dire sur cette idée que les états affectifs ont comme propriété de se manifester selon deux pôles qualitatifs opposés, voir :Romand (2021c), ainsi que mon autre contribution à ce volume « Sentiments épistémiques et sentiments affectifs chez Theodor Lipps. Une réappréciation critique de la première édition de Vom Fühlen, Wollen und Denken (1902) ».
  • 54 Ce point est détaillé dans la section consacrée à la logique et à la théorie de la connaissance.
  • 55 Sur le fait de traduire« Einfühlung » par « empathie » et sur l'importance de ne pas garder le terme allemand tel quel en français, voir : Romand (2021a). Sur l'origine du terme « Einfühlung » et de ses dérivés, voir : Pinotti (2002, 67-69) et Stueber (2010, 6-7). Enfin, pour ce qui est de l'adaptation d'« Einfühlung » par « empathy » au début du XXe siècle et sur la diffusion de ce dernier terme dans le contexte anglo-saxon, voir : Lanzoni (2019, 46-67).
  • 56 Sur l'usage du terme « empathologie », voir : Pinotti (2011) et Romand (2021a).
  • 57 Pour une tentative d'analyse d'ensemble de l'empathologie lippsienne, voir mon article : « Theodor Lipps (1851-1914), théoricien de l'empathie » (2021a). Dans l'introduction à son édition des œuvres empathologiques de Lipps, intitulée « Einfühlung und Irrationalität. Theodor Lipps und das transzendental-alogische Verständnis des Realen » (2018b), Faustino Fabbianelli s'attache lui aussi à restituer, dans son ensemble, le concept lippsien d'empathie, mais force est de constater que son propos tend vers un interprétation par trop exclusivement philosophique. Voir aussi : Fabbianelli (2016). Jusqu'ici, l'empathologie lippsienne était envisagée de manière plus ou moins parcellaire, essentiellement à partir de son versant esthétique. Cf. Allesch (2002, 2017), Henckmann (2002), Pinotti (2002), Jahoda (2005) et Galland-Szymkowiak (2017). Voir aussi les deux contributions de Chiara Russo Krauss et de Timothy Burns à ce volume.
  • 58 Et encore, il ne s'agit pas d'une édition tout à fait complète des écrits de Lipps sur l'empathie. Cf. Romand (2020a). Par ailleurs, il faut tenir compte du fait que, affaibli par la maladie, Lipps a été amené à ralentir dratiquement le rythme de ses publications au cours des dernières années de sa carrière.
  • 59 Ce point est développé un peu plus loin.
  • 60 Ces deux points sont développés plus avant dans, respectivement, la partie consacrée à la logique et à l'épistémologue, et dans celle consacrée à l'esthétique.
  • 61 De manière tout à fait caractéristique, Lipps interprète ici l'expérience empathique comme le résultat de notre capacité à interpréter la manière dont les objets de conscience se rapportent tant à la réalité extérieure qu'à nous-mêmes, s'inscrivant dans une approche « psychoaffectiviste » du « reality monitoring » que l'on retrouve à la même époque dans son essai Vom Fühlen, Wollen und Denken (1902a, p. 6-17). Sur sur point voir les développements proposés plus loin dans la section « Logique et théorique de la connaissance » ainsi que dans mon autre contribution à ce volume « Sentiments épistémiques et sentiments affectifs chez Theodor Lipps. Une réappréciation critique de la première édition de Vom Fühlen, Wollen und Denken (1902) ».
  • 62 Sur la polysémie du terme « empathie » et les divers champs d'étude de l'empathologie actuelle, voir : Decety (2012); Zahavi (2014) et Weigel (2017).
  • 63 Pour une analyse détaillée des diverses formes d'empathies chez Lipps, voir Romand (2021a).
  • 64 Ce type d'empathie fait l'objet d'une analyse détaillée dans la section « Théorie du langage ».
  • 65 Pour plus de détails, voir la section « Esthétique ».
  • 66 Sur l'usage de cette terminologie et sur la nature précise de l'empathie éthique, voir la section « Ethique ».
  • 67 Chez Lipps, la logique (Logik) et la théorie de la connaissance ou gnoséologie (Erkenntnistheorie, Erkenntnislehre) sont deux disciplines étroitement liées l'un à l'autre, si bien qu'il est souvent difficile de faire la part des choses dans ses écrits. Il les identifie d'ailleurs expressément l'une à l'autre dans ses travaux du XIXe siècle. S'il se montre moins explicite par la suite, logique et théorie de la connaissance restent difficilement séparables dans ses écrits de la maturité, même si ceux-ci apparaissent, dans l'ensemble, d'inspiration plus nettement « gnoséologique » que « logique ». Quoi qu'il en soit, il faut ici bien garder à l'esprit que, jusqu'au tournant du XXe siècle, dans le contexte allemand, « logique » était pris en un sens bien moins restrictif que celui qu'on lui attribue ordinairement aujourd'hui. A cet égard, il suffit de jeter un œil aux grand traités de « logique » de l'époque – comme par exemple la Logik de Wundt ou celle Sigwart – pour se rendre compte qu'il y est question, non seulement de logique au sens étroit et formel du terme, mais aussi de théorie de la connaissance, de psychologie, de sémantique, de sémiotique, d'ontologie et de théorie de la science. Cf. Sigwart (1904) et Wundt (1906/1907/1908) Sur les deux notions de « logique » et de « théorie de la connaissance » et leur signification dans le contexte germanophone de l'époque, voir : Eisler (1910d, 1910i).
  • 68 Voir aussi ma seconde contribution à ce volume : « Sentiments épistémiques et épistémologie affective chez Theodor Lipps. Une réappréciation critique de la première édition de Vom Fühlen, Wollen und Denken   (1902)».
  • 69 Lipps apporte cette précision dans le court résumé « publicitaire » de Vom Fühlen, Wollen und Denken adjoint au volume Einheiten und Relationen (sans numéro de page).
  • 70 Sur la notion d'aperception (Apperzeption), concept fondamental de la psychologie et de la philosophie allemandes de l'époque, voir : Eisler (1910b).
  • 71 Rappelons que Lipps que, dans le Leitfaden, Lipps entend « Vorstellung » en son sens restrictif, désignant par là, non pas les contenus mentaux de nature sensorielle en général, mais uniquement les contenus reproduits dans la conscience, par opposition aux images perceptives. Sur les deux acceptions psychologique du terme « Vorstellung » au XIXesiècle et au début du XXesiècle, voir ; Eisler (1910o, 1690).
  • 72 La distinction proposée ici par Lipps entre « objet » et « contenu » renvoie naturellement à ce qui est l'énoncé fondateur de la « théorie de l'objet » de « l'école de Graz », et s'inscrit, plus généralement, dans la continuité de l'essai bien connu de Twardowski Zur Lehre vom Inhalt und Gegenstand der Vorstellungen (1894). Cf. Meinong (1904). Toutefois,comme nous allons le voir, une telle distinction n'est, en tant que telle, pas nouvelle chez Lipps : à partir de 1903, il défend l'idée que les objets participent d'une propriété transcendante à la conscience, alors même qu'auparavant, il mettait au compte des sentiments (Gefühle), c'est-à-dire de propriétés psychiques inhérentes à la conscience, la capacité que nous avons à les assigner à une forme de réalité extérieure à nous. Cf. Lipps (1883, 397-398, 1902a, 8-17). D'une manière générale, c'est avec la thématisation de cette idée, au début du XIXesiècle, que les sentiments sont des facteurs évaluatifs et métacognitifs qu'émerge, dans la psychologie de langue allemande, la réflexion autour de la différenciation et de la spécification des contenus représentationnels. Cf. Romand (2016). Voir aussi mon autre contribution à ce volume :« Sentiments épistémiques et épistémologie affective chez Theodor Lipps. Une réappréciation critique de la première édition de Vom Fühlen, Wollen und Denken   (1902)».
  • 73 Dans la troisième édition du Leitfaden, on trouve aussi les formes « in »/« im »/»fürs  » et « gegenüber » (« en face de »). Cf. Lipps (1909a, p. 9 & 13).
  • 74 On peut considérer que la « Forderung » lippsienne n'est, au fond, qu'une variation sur un thème épistémologique largement répandu dans le contexte de l'époque, l'« Annahme » de Meinong (1902), le « Sollen » de Rickert (1904), l'« adhésion » ou l'« assentiment » de Van Ginneken (1907), pour ne citer que ces quelques exemples, renvoyant mutatis mutandis, à la même notion fondamentale. Sur le lien entre la « Forderung » de Lipps et l'« adhésion » de Van Ginneken, voir : Cigana (2018) et Romand (2021b). Une source possible commune à tous ces auteurs, et qui, dans le cas de Lipps est parfaitement avérée, est Erfahrung und Denken de Johannes Volkelt (1886), un ouvrage dans lequel celui-ci développe le concept de « transsubjectif»  (das Transsubjektive), c'est-à-dire cette idée qu'il existe un propriété inhérente à la pensée qui contraint à poser les objets de connaissance comme un au-delà de la conscience. De manière tout à fait caractéristique Volkelt parlait ici déjà d'« exigences » (Forderungen) ou d'« assomptions » (Annahmen) transsubjectives. Lipps connaissait bien cet ouvrage pour en avoir proposé une recension l'année même de sa parution. Cf. Lipps (1886b).
  • 75 Sur la notion de sentiment (émotion) épistémique dans la philosophie des émotions et la philosophie de l'esprit actuelles, voir par exemple : Arango-Muñoz & Michaelian (2014) et Candiotto (2020). Pour ce qui est du développement précoce de la recherche sur les sentiments épistémiques et de l'épistémologie affective au XIXe siècle et au début du XXe siècle, principalement dans le contexte germanophone, voir : Romand (2015, 2018a, 2019a, 2019b, 2021b, 2021c). Voir aussi mon autre contribution à ce volume :« Sentiments épistémiques et épistémologie affective chez Theodor Lipps. Une réappréciation critique de la première édition de Vom Fühlen, Wollen und Denken (1902) ».
  • 76 Si la notion de « sentiment de vérité », assimilée ici à un type de phénomène psychique spécifiquement impliqué dans l'acte de juger, n'est évidemment pas sans rappeler le concept brentanien de jugement (Brentano 1874, 256-306), c'est de toute évidence à Fries que Lipps se réfère ici implicitement. Dans sa Neue oder anthropologische Kritik der Vernunft (1828, 405-415) Lipps parlait déjà « sentiment de vérité » » (Wahrheitsgefühl), un expression par laquelle il désignait un « pouvoir cognitif » (Denkkraft) de nature non-inférentielle, et néanmoins différent du plaisir (Lust) et du déplaisir (Unlust).
  • 77 Pour une analyse détaillée, voir ma seconde contribution à ce volume : « « Sentiments épistémiques et épistémologie affective chez.Theodor Lipps. Une réappréciation critique de la première édition de Vom Fühlen, Wollen und Denken   (1902) ».
  • 78 Sur la traduction d'« affektiv »/« Affekt- » par « émotionnel » voir : Romand (2015 ; 2017).
  • 79 Il est d'ailleurs ici intéressant de constater que l'introduction en question s'intitule «Theodor Lipps' metaphysische Psychologie ».
  • 80 Rappelons ici que Külpe, partisan du « réalisme critique » (kritischer Realismus) propose une réfutation du « conscientialisme » dans le premier volume de sa Die Realisierung, paru en 1912. Cf. Külpe (1912).
  • 81 Sur la « philosophie de l'identité » (Identitätsphilosophie), voir : Eisler (1910g).
  • 82 Cette notion, on s'en souvient, a été discutée en détail dans la section consacrée à la logique et à la théorie de la connaissance.
  • 83 Dans la seconde partie de ses Elemente der Psychophysik (1860), dans la partie consacrée à l'étude de la « psychophysique interne » (innere Psychophysik), Fechner assimile l'activité psychophysique du sujet, telle qu'elle peut être caractérisée au niveau cérébral, à la manifestation d'une « onde globale » (Gesammtwelle) (Fechner 1860, 452-464), laquelle n'est jamais, selon lui, qu'un sommet « sommet » (Gipfel) de l'activité psychophysique, supra-individuel, du monde considéré dans son ensemble (Fechner 1860, 529-530). La référence à Fechner n'est ici nullement surprenante, celui-ci, en plus du théoricien bien connu du parallélisme psychophysique, ayant été l'un des principaux représentants de la philosophie de l'identité, de l'idéalisme objectif et du panpsychisme au XIXesiècle. Cf. Heidelberger (1993).
  • 84 Sur la signification de ce terme, voir :Eisler (1910k).
  • 85 Voir toutefois mon article « Theodor Lipps (1851-1914), théoricien de l'empathie » (2021a), qui aborde pour la première fois de manière détaillée les développements de Lipps sur l'empathie intellectuelle et son rôle dans la compréhension du langage. Sur la question du rapport de Lipps au langage, voir aussi les contributions à ce volume de Serge Tchougounnikov et Serge Tchougounnikov et Joanna Teixeira.
  • 86 On reviendra en détail sur ce point dans la section suivante.
  • 87 Sur la signification de ce terme, voir la section « Logique et théorie de la connaissance ».
  • 88 Sur l'esthétique lippsienne, voir en particulier : Allesch (2002, 2017) ; Martinelli (2002) ; Mazzotta (2002) ; Pinotti (2002) ; Galland-Szymkowiak (2017a, 2017b) ; Espagne (2017) ; Romand (2020a ; 2021a). Voit aussi la contribution de Malika Maskarinec à ce volume.
  • 89 L'article devait reparaître l'année suivante sous une forme remaniée à l'occasion de la seconde édition de la section 6, intitulée Systematische Philosophie, de la première partie de l'encyclopédie. Cf. Lipps (1908b).
  • 90 Ce point sera développé un peu plus loin.
  • 91 La question de la nature du programme de recherche de la psychologie allemande du XIXe siècle a été abordée dans la section consacrée à la psychologie.
  • 92 Pour la signification de ce terme dans le contexte de la psychologie allemande de l'époque, voir la partie consacrée à la théorie du sentiment.
  • 93 Si, dans ses travaux sur le beau musical Lipps se réfère à Wundt (1863, 1880), mais aussi à Helmholtz (1863), l'analyse psychoaffective qu'il propose ici n'est pas sans évoquer les travaux pionniers de Waitz, qui interprétait l'effet esthétique de la mélodie et du rythme sur la base du comportement « dynamique » du sentiment d'attente (Gefühl der Erwartung), satisfait ou déçu. Cf. Waitz (1849, 353-388) et Romand (2015, 394-395, 396-398).
  • 94 Voir aussi, à cet égard : Volkelt (1876).
  • 95 Rappelons ici que l'idéalisme esthétique ou esthétique idéaliste est ce courant majeur de la pensée esthétique allemande, qui s'est affirmé au début du XIXesiècle avec Hegel, selon lequel le beau participe fondamentalement de l'« idée » exprimée par la forme. Il apparaît ainsi typiquement comme une esthétique du « contenu » (Inhalt, Gehalt) . L'idéalisme esthétique s'oppose au formalisme esthétique (ou esthétique formaliste), apparu à la même époque, et qui affirme quant à lui la prééminence de la « forme » (Form) sur le contenu. Dans le sillage de Herbart, les formalistes recherchaient l'origine du beau dans les rapports (Verhaltnisse) constitutifs de l'objet esthétique lui-même. Cf. Jäger (1982). L'émergence de l'esthétique psychologique dans la seconde moitié du XIXesiècle a permis, d'une certaine lanière, de dépasser ces deux points de vue antagonistes, et de réconcilier l'esthétique du contenu et l'esthétique de la forme. Cf. Romand (2018b).
  • 96 D'une manière générale, les écrits lippsiens des années 1895-1896 dénotent une hostilité particulière à l'endroit de Wundt, Lipps n'hésitant pas à se livrer à des attaques ad hominem particulièrement virulentes, comme en témoigne également l'article étudié plus haut « Die Definition der Psychologie » (Lipps 1896a).
  • 97 Cette période est toutefois marquée par l'émergence de la réflexion de Lipps sur le « sentiment de la forme » (Formgefühl), un concept dès lors amené à jouer un rôle important dans son esthétique, et que dans sa Raumästhetik il définit comme l'expression du « savoir mécanique inconscient » sur la base duquel nous éprouvons « la régularité des belle formes géométriques » (Lipps 1897, 38-39). Sur la question du sentiment de forme chez Lipps et dans l'esthétique germanique, voir : Fortis (2015), Romand (2019a).
  • 98 En 1907, à la fin de son article « Asthetik » (1907i), Lipps annonce « la parution prochaine » de ce troisième volume, qu'il a d'ores et déjà prévu d'intituler Das System der Kunst . Cf. Lipps (1907i, 388). Dans une lettre de l'éditeur de Lipps, en date du 8 novembre 1911, et conservée dans les archives de Munich, on apprend qu'à cette date Lipps n'avait pas renoncé à publier le troisième volume de son Ästhetik . A ce jour, aucune trace du manuscrit n'a été retrouvée. Cf. Nachlass Theodor Lipps, II 4c. Comme le dit joliment Külpe dans sa nécrologie, ainsi amputée de sa troisième partie, l'Ästhetik a été condamnée à n'être qu'un « torse ». Cf. Külpe (1915, 78).
  • 99 Le rôle de l'empathie dans l'esthétique du langage a déjà été abordé dans la section « Théorie du langage ».
  • 100 Sur le concept de « sentiment de forme » chez Lipps, dans la psychologie germanique et, plus généralement, dans le contexte international de la fin du XIXesiècle et du début du XXesiècle, voir : Fortis (2015) et Romand (2019a).
  • 101 Plus précisément, l'organisation formelle de l'objet esthétique répond, selon Lipps, à deux critères principaux : (a) la loi de l'« unité dans la diversité » (Einheit in der Mannigfaltigkeit), qui « consiste dans [la] concordance interne de ce qui est individualisé au même moment, dans l'harmonie de ce qui est divergent » (Lipps, 1903b, 36), et (a) le « principe de subordination monarchique » (Prinzip der monarchischen Unterordnung), c'est-à-dire tout à la fois « [la] subordination de ce qui est divers sous ce qui est commun à cette diversité » et « la subordination de ce qui a été réuni à l'occasion d'une telle subordination sous un élément ou une partie du divers » (Lipps 1903b, 53).
  • 102 Les années 1902-1903 marquent un certain retour en grâce de Wundt auprès de Lipps, après la franche hostilité qu'il lui a manifesté au cours des années 1895-1896, non seulement dans son esthétique, mais aussi dans sa psychologie. Cf. Lipps (1902a, 1903a).
  • 103 On pense ici bien sûr, en premier lieu, à la tradition de recherche, d'origine britannique sur la « sympathy », les « moral sentiments », les « fellow-feelings », inaugurée au XVIIIe siècle par David Hume (1751) et Adam Smith (1759).
  • 104 L'éthique de Lipps doit notamment être replacée dans le contexte de la psychologisation de la pensée éthique, qui, à la faveur l'émergence de la nouvelle science psychologique allemande, et tout particulièrement de la psychologie affective, s'est manifestée avec force, quoiqu'à des degrés divers, chez nombre d'auteurs entre le milieu du XIXe siècle et le début du XXe siècle. Elle doit par ailleurs être reconsidérée à la lumière des travaux sur la théorie de la valeur (Werttheorie) – eux aussi étroitement liés à l'émergence de la psychologie affective – qui connaissaint alors un développement considérable dans l'aire culturelle germanique. Sur ces questions, voir : Eisler (1910e, 1910q).
  • 105 Sur les deux notions d'« altruisme » et d'« égoïsme », voir ; Eisler (1910a, 1910c).
  • 106 Dans la troisième édition du Leitfaden, l'expression « ethische Einfühlung » est prise comme une spécification, dans la seconde édition, tantôt comme une spécification, tantôt comme un synonyme, de « praktische Einfühlung » . Cf. Leitfaden (1906a, 208, 1909a, 238). Voir aussi : Romand (2021a). Dans la seconde édition de Vom Fühlen, Wollen und Denken (1907a, 237-239), Lipps préfère parler d'« empathie altruiste » (altruistische Einfühlung) .
  • 107 La manière dont, dans la deuxième édition des Grundfragen, mais aussi dans le Leitfaden, Lipps analyse l'émergence de la conscience morale n'est pas sans rappeler les développements de Theodor Waitz sur l'élaboration des sentiments moraux dans son Lehrbuch der Psychologie als Naturwissenschaft . Cf. Waitz (1849, 488-415) et Romand (2015, 395-396). Acteur essentiel du tournant psychologique de l'éthique allemande au milieu du XIXesiècle, Waitz se proposait d'expliquer l'origine de la conscience morale dans une perspective ouvertement mentaliste et naturaliste. Pour lui, les sentiments moraux (sittliche Gefühle) se manifestent dès lors que, en nous projetant subjectivement sur certains objets du monde extérieur, nous parvenons à interagir avec des individualités que nous interprétons comme des êtres semblables à nous et auxquels nous attribuons certaines dispositions d'esprit (Gesinnungen).
  • 108 Sur ces deux notions, voir : Eisler (1910f, 1910n).
  • 109 Dans son article consacré Lipps, Kesselring rappelle que celui-ci a décliné « le titre de conseiller privé » (Geheimratstitel) que voulait lui octroyer le roi de Bavière et que, à l'occasion d'une visite d'Etat de Guillaume II à Munich, « il s'est fait remarqué » pour avoir tenu « des propos nettement sarcastiques ». Cf. Kesselring (1962, 77).

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